
Publié initialement le 16 octobre 2014
Dans le flux et le reflux de la vie, la pensée occidentale, depuis Aristote, a catégorisé toute chose et lui a attribué des étiquettes permanentes, issues d'un langage lui-même fragmenté. De sa « religion de l'exil », née d'une profonde scission – la Chute du Jardin d'Éden »¹ –, l'intention s'est dissociée de la connaissance, le bien est devenu l'opposé du mal, la lumière séparée des ténèbres au lieu d'être perçue comme un cycle naturel, les jugements de bien et de mal, la vie distincte de la mort. À cet instant, l'éternité elle-même, dimension naturelle de l'être, s'est perdue et le temps a dû être mesuré, tel un arc du soleil couchant, laissant les humains divisés et dans l'attente. La planète elle-même devait être mesurée selon les frontières des forces opposées. Commença alors une lutte millénaire entre les contraires, menée principalement dans l'esprit, mais aussi par la séparation des êtres humains, des animaux, du règne végétal, du soleil, de la lune et des étoiles. Tout devint séparation, l'homme séparé de la femme. Non seulement séparés, mais aussi contrôlables, superflus, jetables. Des villes furent construites en rupture avec la nature, des guerres menées en marge des besoins humains. Dans cette grande bataille des divisions, la femme elle-même est démembrée. Elle devient un objet de désir bidimensionnel et mesurable, ou une vierge dépouillée d'intelligence et de sens, considérée comme un « art inconvenant », maîtrisable et infantilisée comme pornographique ou didactique. Une prostituée ou une sainte patronne. Jugée laide ou belle. Une muse, mais rarement une artiste, car, divisée, sa création est restreinte. Ses plus grandes images, celles d'Isis avec Osiris ou d'Héra avec Zeus, sont figées dans le temps, dans la cathédrale, dans le rôle prescrit des opposés : mère et vierge, limitant ainsi le reste de son pouvoir, même si elle est drapée d'une couverture symbolique d'étoiles et qu'elle tient souvent le globe terrestre. Elle devient une dame de douleur perpétuelle, incapable d'apaiser la souffrance malgré les milliards de protestations et de supplications. Elle baisse les yeux, le visage marqué par la douleur, et serre dans ses bras, protectrice, le sauveur du monde, son unique moyen d'offrir un amour pur et de lui révéler sa véritable nature. Elle n'a pas d'âme sœur. Divisée et figée, elle ne peut mener aucun combat. Elle a oublié. On lui fait croire aux contraires, comme des armées qui s'affrontent. Debout dans la cathédrale, baignée par la lumière éclatante et continue du soleil et de la lune qui filtre à travers les millions de couleurs des vitraux de cette architecture resplendissante, symbole du corps féminin intérieur et de la dynamique même de l'âme, elle contemple, siècle après siècle. Et là réside son pouvoir. Devant elle, on cherche à déclencher une nouvelle guerre contre elle, à anéantir davantage la vie. C'est le moment de sa prise de conscience. Cette guerre n'est pas extérieure à elle, elle est sienne seule. C'est le moment de la plénitude. Elle le voit enfin : ce n'est pas une guerre qui se déroule hors d'elle.
Il existe une différence fondamentale et décisive entre mener une guerre par émotion et intérêt personnel, en tant qu'être divisé, impétueux et égocentrique, séparé de tous les autres êtres, et mener une guerre où le guerrier discipliné et entraîné est préparé, tant par une compétence insurpassable que par un équilibre psychologique absolu, en harmonie avec l'univers tout entier, à l'exécution d'une bataille étudiée et précise visant à éliminer les exceptions et les divisions, après avoir eu le temps d'en prendre conscience et de les pratiquer, voire de maîtriser l'art ultime de la lucidité. Comme le savent les anciens samouraïs, tuer par vengeance est mesquin et égoïste, une bataille physique insignifiante, sans dimension spirituelle, un enchevêtrement d'émotions à vivre, noué sans relâche : un être vide, déformé, contre nature et incapable de guérison, prisonnier de ses tourments intérieurs. Mais dans une bataille menée depuis le cœur même de l'être, où le coupable meurt pour une juste cause, la précision et la sûreté de l'épée du guerrier sont mises au service d'une cause supérieure. L'un est brisé par la division et la discorde ; l'autre s'accomplit dans l'équilibre et l'harmonie parfaite. Tel est le domaine spirituel. Ceux qui ne pensent qu'à eux-mêmes s'en excluent d'eux-mêmes. Seuls les plus aptes et les plus prêts sont invités à ce combat.
Dans la cathédrale, juste devant elle, se déroulaient les histoires de l'humanité. Pendant des heures, elle a entendu la littérature, le récit des profondeurs de l'être humain – les vérités ultimes découvertes et transmises par les maîtres, de Dante et Shakespeare à Virginia Woolf et Adrienne Rich. Ils savaient qu'en étant humain, il existe des règles naturelles et universelles qui tendent vers la réalisation, et des rôles, des vérités et des archétypes qui se déploient, offrant une perspective inestimable et, avec les traits de notre propre nature profonde, montrant comment accéder à la libération et à la célébration de l'esprit humain, même face aux pertes et aux chagrins de la vie. Cet esprit de l'art, cette brillance, ces révélations stupéfiantes qui se reflètent dans les mots d'une sagesse infinie et inestimable, c'est la vie : le soleil, la lune et les étoiles au-dessus de nous, les personnes devant nous et autour de nous, le glorieux phénomène d'être ici et maintenant. Elle sait que le plus grand don est la conscience, mais elle est aussi consciente de l'ironie de la situation : cette conscience est accessible gratuitement dans toutes les bibliothèques du monde. Ignorer les enseignements anciens, comme l'écrit Campbell, c'est être pauvre ( xvii ), appauvri quant à ce que la vie elle-même a à offrir. Et pourtant : guerres, viols, mutilations, vols, usurpations d'identité, vies déchirées, mises en suspens ou aveuglément vendues dans l'espoir d'un paradis lointain, comme si la chose opportune était de demander plus ou autre chose au lieu d'être bouleversé psychologiquement par le miracle stupéfiant de la vie et infiniment reconnaissant pour ce qui est ; ou encore, renoncer à ce miracle de l'être pour être quotidiennement, arbitrairement contrôlé par des peurs, par l'imposition d'un enfer que nous créons nous-mêmes sans cesse par égoïsme ou par peur de vivre : vivre recroquevillé et enfermé dans la peur de « ne pas être soi » ou de la « perte » qui contrôle et obscurcit l'expérience déjà présente, ici et maintenant.
Elle pense : « Il n’y a pas de soi ; rien de réel ne peut jamais être perdu. »²
« Nous sommes entre les mains de Dieu, mon frère, pas entre les leurs », murmure-t-elle.³
« Ville Lumière, ville d'art, ville de vie communautaire et de restaurants, de partage, de se perdre les uns dans les autres, de la joie et de la guérison que seul ce moment peut apporter… Ils viennent ici pour le ressentir. L'âme est enfermée entre les murs du musée, le cœur et le message de la vie… attendant de s'incarner. Attendant le message… »
Mais elle sait aussi qu'ils ne savent que faire de leur chagrin, car bien qu'ayant reçu le corps et l'esprit, leur âme est comme atrophiée, épuisée, exigeante, douloureuse et sans soutien, vivifiée, animée par la merveille à l'œuvre. Elle sait que le but est de participer en harmonie et en accord avec le fonctionnement naturel et vibrant d'une grande force de l'être qui englobe tout et qui parle avec délicatesse et douceur, incitant les humains à devenir. La joie suprême est de participer en ne faisant qu'un avec l'humanité, de faire de la vie une célébration, la voie de la création.
L'esprit de l'art, du lieu, de la vie, d'elle-même, demeure en sommeil, attendant, articulant son être, s'échappant de ses murs protecteurs et protecteurs et prenant vie.
Les histoires qui se déroulent sous ses yeux sont tumultueuses, grandioses et passionnées, à l'image de la vie : agir trop vite – comme Roméo et Juliette, condamnés par leur jeunesse impétueuse et insouciante – ou par l'obstination de leurs aînés à nourrir de vieilles rancunes ; être indécis dans la tourmente, comme Hamlet ; être trop ambitieux et manipulateur, comme Lady Macbeth ; ou encore se comporter de façon déplacée, c'est subir la discipline des dieux, comme Arachné dut être arrêtée, car il ne lui appartenait pas de conquérir le firmament. Toutes ces histoires illustrent des combats intérieurs dont l'issue est soit destructrice, soit libératrice. Le combat de Psyché consistait à mettre de l'ordre dans le chaos, à reconquérir les eaux de la vie, à découvrir comment s'emparer de la Toison d'or et à percevoir la véritable beauté des Enfers. Elle accomplit tout cela, malgré son isolement et son refus parfois de vivre ou d'être séparée d'Éros, contrainte d'écouter Pan, la nature, le flux naturel incarné dans le lieu et le temps. Sa mission est de donner à l'amour une raison de se transformer, de ses manifestations statiques, vengeresses, jalouses, malheureuses et enfantines, en une force sans entraves offerte en don à toute l'humanité, d'animer l'univers de sa propre âme incarnée et de l'unir à l'amour. Les combats d'Éros et d'Ulysse visaient à devenir des hommes plutôt que des garçons, des êtres complets et entiers, non pas gouvernés à l'âge adulte par des mères, des tentatrices ou des sirènes qui appellent les hommes à leur perte, mais des guerriers dont l'âme connaissait un foyer. Éros, pour accomplir l'impossible : unir le ciel et la terre. Prométhée, malgré la torture, pour voler le feu pour l'humanité. La situation de Pénélope met à l'épreuve sa personne et son caractère : est-elle une déesse ou simplement humaine ? (L'ambiguïté est importante car elle n'est ni divisée ni classée.) À quel point peut-elle être fidèle à Ulysse, à leur vie, à leur foyer, alors que tout semble s'écrouler autour d'elle ? Possède-t-elle la force de savoir, de se souvenir et d'atteindre la plénitude nécessaires pour continuer à créer du fond du cœur ? La merveille révélée par le récit qui s'ouvre est qu'elle est la matière même de la poésie originelle, le chant céleste de l'univers. Non seulement le réel perdure, survit et triomphe, mais il est aussi l'essence même de la création. C'est l'histoire de l'art d'écrire de la poésie, de la création, de l'art de vivre pleinement. Pénélope et Athéna sont les chants d'Homère à travers les âges. Les transformations sont le poème, la vie vécue comme la dynamique vivante d'un poème, la vie vécue en quête de plénitude, de liberté et d'épanouissement, comme l'écrivait Walt Whitman : « Venez avec moi et vous connaîtrez l'origine de tous les poèmes. » Pénélope est le cœur, la structure, la continuité, la muse, l'incarnation du caractère. D'une certaine manière, face aux épreuves de la condition humaine, elle est, avec Ulysse, appelée à une endurance qui dépasse l'entendement. Elle est une raison de vivre ; elle est la vie même. Elle attise la flamme dans le cœur et l'esprit d'Ulysse, comme il le fait dans le sien, la soutenant. Sans cette influence réciproque, le poème n'existerait pas ; ils ne deviendraient pas non plus ce qu'ils sont capables d'être, ce qu'ils sont destinés à être. Leur union, leur rencontre, est la naissance d'un monde nouveau. À la fin d'un ouvrage contemporain, « La guerre est une force qui donne un sens à notre existence » , Chris Hedges, journaliste traumatisé par la guerre et rescapé du front, écrit que le seul réconfort, le seul endroit où il pouvait trouver le sommeil, était un havre de paix où l'amour d'un couple est présent dans une maison simple, autour d'un repas simple. Et pourtant, nous connaissons si peu de choses sur Pénélope, en raison des siècles de silence qui l'entourent. Comme Keats l'a compris, Psyché, une humaine, est apparue trop tard pour que le panthéon grec puisse expliquer comment l'amour pouvait transformer le monde. Ainsi, Vénus/Aphrodite, enfermée et incapable d'évoluer naturellement au fil du temps et de répondre aux besoins de l'humanité, tomba dans l'oubli. L'immense créativité et la sagesse d'Athéna tout au long de l'Odyssée, l'esprit qui guide le récit et veille à ce qu'il soit conté – un acte créateur d'une puissance inouïe – s'estompent au fil des siècles. Son esprit artistique, créateur et vital est de moins en moins ressenti et connu, laissant un vide immense, une société déséquilibrée qui ne repose que sur le masculin pour trouver inspiration et réconfort, une société à moitié disparue, incomplète. La pleine création, la vie, ne peut advenir pour une moitié. La création se produit dans la combinaison, la réunion – à la fois dans l'inspiration d'événements naturels et combinés, dans un esprit ouvert et éclairé (Campbell XVII ), et dans la culture en devenir, et sur la carte lorsque le miracle du temps mesuré et l'esprit du lieu se rejoignent. La conscience est essentielle. Sans elle, une carte n'est qu'une feuille de papier jonchée de points et de lignes apparemment arbitraires, à l'image d'un lieu désenchanté, son âme oubliée, son esprit toujours en attente – jusqu'à ce qu'on apprenne à percevoir ce qu'il recèle réellement : la merveille du lieu et du temps, le passé qui résonne invisiblement et le présent vibrant à chaque coin de rue, les forces opposées s'unissant en un instant et un lieu incandescents et révélateurs, toujours en devenir, jouant sans cesse ses souvenirs, ses luttes et ses libertés, ses joies et ses peines, ses espoirs d'avenir – et que l'on peut qualifier de véritablement magique, car le lieu et le temps reposent littéralement, scientifiquement, sur la seule perception. La lumière se déplaçant « à la vitesse limite de l'univers », créant la masse (Lamm 459). Une ville est mécanique jusqu'à ce que l'on ressente et connaisse son esprit, qui est féminin ; et, pour la femme : lorsque l'esprit et l'expression de son art (de sa vie) sont incarnés, encapsulés, guidant sa création, lui donnant une raison d'être, célébrant son unité et sa vie. Elle est la raison d'être de la ville. Elle est aussi sa protectrice, son symbole, sa libératrice. Elle est son esprit : son amour, son sourire, son mouvement, son rire, l'incarnation même de la vie. (Elle n'est pas l'ordre social – c'est son domaine (Obson 221). Elle dépend de la virilité des hommes. Elle a le pouvoir d'insuffler une âme à la vie, mais elle ne peut s'unir à l'amour par elle-même.)
Ce manque dont nous parlons jusqu'ici, c'est le silence du féminin, ses mots encore à dire et à écrire, toujours en quête d'une réalisation plus profonde. Elle contemple dans sa solitude, dans le silence de la cathédrale séculaire. Elle se souvient vaguement d'avoir été Aphrodite, les vagues s'écrasant autour d'elle, surgissant des profondeurs de la conscience. Elle se souvient de la puissance, de la vie et des forces naturelles à l'œuvre. Ce sont des récits qui nous parlent des défis de l'existence, des combats intérieurs qui nous mènent à une existence pleinement réalisée ou nous condamnent à nos propres faiblesses fatales. Il ne s'agit pas de moralité, jugée depuis un piédestal de supériorité artificiellement supposée, décidant du bien et du mal, et se focalisant uniquement sur des divisions stériles et des accusations mutuelles. Il s'agit de la vérité et de la liberté. Il s'agit de l'esprit de l'Amérique, ce pour quoi les hommes ont ardemment désiré et sont morts pendant des siècles. Il s'agit du récit exaltant de l'existence sur une planète incroyable et vivante, voire de royaumes existant, actifs, mais pas encore pleinement perçus. C'est l'histoire d'un système synergique complet, toujours en fonctionnement, ne manquant jamais une étape, un battement, ni le rythme, un tout universel complet qui inclut les mondes spirituel et naturel ainsi que le phénomène de l'être dans le corps.
Au lieu d'énergies divisées, agissant séparément et contre elles, l'être est constitué d'un tout où certaines forces propulsent et d'autres contraignent, lumière et obscurité, mais les parties ne doivent pas être perçues comme séparées car, prises isolément, elles ne peuvent ni ne prédire la totalité. La vision du tout est porteuse d'espoir, elle révèle le mouvement de toute chose vers le centre. La séparation divise l'esprit et le restreint. Elle le menace, le rend faible et intimidé. Tout est une partie du difficile processus de devenir et de création, menant à de nouvelles façons d'être. Ce qui a été jugé bon ou mauvais n'est ni meilleur ni pire : ensemble, à travers des processus exigeants comme la naissance elle-même, se façonne la plénitude de l'esprit humain. Le cercle est la forme d'action la plus puissante (Campbell citant Black Elk xviii ). Ce qui est donné revient à soi. Le caractère est le destin – non un jugement arbitraire, source de gaspillage de vie et d'énergie. C'est en restant pleinement présent, en persévérant dans son processus créatif vers la vérité et l'illumination, que l'on parvient à percevoir la beauté dans sa plénitude. Puis, lorsqu'on étudie le globe dans son ensemble, on constate qu'il n'a cessé de se former : chaque instant, chaque lieu, est une glorieuse coïncidence du destin. Voir l'histoire complète de l'humanité, sa littérature, sa pensée, ses guerres et ses espoirs œuvrer sans relâche, inlassablement – la tension du noir et du blanc, à la fois motrice et irrésistible – vers une unité sur une carte, est tout simplement stupéfiant. (On peut percevoir cette création collective dans un morceau de blues ou de jazz.) Joseph Campbell a consacré sa vie à démontrer les points communs de tous les mythes et religions du monde, et a finalement conclu qu'eux aussi évoluaient de concert. Ajoutons à cela que lorsque toute l'histoire de l'humanité et les forces de l'univers s'accordent et se meuvent en parfaite harmonie, le sublime nous attend.
La prise de conscience se produit dans la solitude d'une pièce, sans même avoir à en sortir. Franz Kafka, l'écrivain austro-hongrois, écrivait : « Vous n'avez pas besoin de quitter votre chambre. Restez assis à votre table et écoutez. N'écoutez même pas, attendez simplement, soyez silencieux, immobile et solitaire. Le monde s'offrira librement à vous pour être dévoilé, il n'a pas le choix, il se prosternera à vos pieds en extase. » Et le philosophe chinois Lao Tseu écrivait : « Il n'est pas nécessaire de courir dehors pour mieux voir / Ni de regarder par la fenêtre / Demeurez plutôt au centre de votre être / Plus vous vous en éloignez / Moins vous apprenez / Sondez votre cœur et voyez / Car si sage est celle qui prend chaque tournant / La voie à suivre est d'être. » Et de l'essence même de la connaissance : « À un esprit immobile, l'univers entier se soumet. » Voici l'histoire du devenir, de la transformation : du changement, de l'être transformé, et de la contemplation de la beauté qui se déploie, donnant naissance à une liberté nouvelle, vivable dès maintenant, en cet instant, qui est éternité. Il est essentiel de comprendre que l'histoire de l'humanité n'est pas nouvelle et que les maîtres de l'art, durant tous ces siècles, n'ont jamais ignoré ses vérités. Ce sont eux les voyants : les écrivains, les peintres, les sculpteurs, les troubadours qui, face à la vie, s'interrogent sur son silence dans le carnage. C'est parce qu'elle est esprit ; elle est âme. C'était un perpétuel rapprochement, une union qui avançait sans jamais s'éloigner d'une nouvelle transformation et création, se frayant un chemin vers la lumière, la reconnaissance et l'amour.
Et pourtant, elle sait que l'art et la beauté, intérieure comme extérieure, sont inaccessibles à un esprit clos et divisé. La vérité et la beauté exigent un esprit sans filtre, selon les mots du poète William Blake, lorsque « les portes de la perception sont purifiées ». Ni les exigences, ni les intentions, ni les émotions, ni les jugements n'ont d'emprise. L'émerveillement requiert de se détacher de ses propres préoccupations et de ne faire qu'un avec tout ce qui est, avec la totalité de la vie – à la fois écrasante et réelle, dévastatrice et joyeuse, éphémère et omniprésente, et, comme l'ont montré les poètes métaphysiques John Donne et Ernest Hemingway, nul n'est à l'abri, tel une île. Par son expression artistique, la beauté témoigne de la plénitude de chaque instant, de la totalité de chaque lieu et de chaque temps, et révèle des vérités – qu'il s'agisse du désir d'amour ou de la mort sur un champ de bataille, magistralement saisies dans un tableau, suspendues silencieusement, la totalité se déroulant sans cesse dans la roue de l'être, l'émerveillement, son essence, les planètes, les vies, l'expression qui se meut avec elle, tout cela nous invite à « simplement être ». La beauté – la totalité, la lumière qui émane de toute chose, l’harmonie avec la nature – se perçoit dans le calme de l’esprit et l’ouverture du cœur. C’est une expérience d’être différente, à la fois intérieure et étonnamment visible extérieurement. Grâce à ce qu’elle voit, et en entendant ce chant de l’univers, son visage rayonne. Ce genre d’expérience est inimitable ; elle illumine le visage de celle qui la contemple et resplendit de son expression. Pour ceux qui la perçoivent, elle est une évidence. Elle est d’une beauté parfaite, observable, claire et indéniable. Ceux qui y sont aveugles supposent que personne ne remarque un visage assombri, les yeux clos par égoïsme, tel un crabe se réfugiant dans sa carapace par peur de se perdre. Dans une culture superficielle, l’authenticité demeure un je-ne-sais-quoi , tout comme les mondes spirituel, naturel et artistique qui attendent d’être révélés. Elle pense à Audrey Hepburn qui, enfant, a vécu la brutalité, la faim, les luttes quotidiennes et les bouleversements de la Seconde Guerre mondiale. Sans la sécurité et le réconfort d'un père, elle a passé des années à craindre pour sa vie et celle de ses proches. Cette expérience l'a transformée, l'ouvrant à la valeur de chaque être humain, en particulier des plus démunis, de ceux qu'on jugeait jetables, comme elle l'avait été. Libérée de son enfance par cette épreuve, elle a pu ressentir de l'amour pour des inconnus et rayonner désormais sans filtre, sa beauté émanant d'elle-même, indescriptible car spontanée, sans barrières pour la bloquer ou l'obscurcir. Se détachant des exigences de la société (avec son offre limitée de jeunesse, d'attention, d'argent et de pouvoir) et de ses attentes illusoires, elle a vécu la beauté comme un enfant s'émerveille, mais avec la sagesse acquise par l'expérience, transformée en une perception saine et adulte. Comprendre cela à nouveau, c'est avoir surmonté les divisions pour accéder à la lumière vive et libre, et reconquérir le droit d'être. C'est réaliser que la vie et l'amour ne sont pas contenus comme on le croit, qu'ils ne suivent aucune ligne droite d'un point A à un point B, d'un début à une fin, mais qu'ils sont toujours totalité, sublimité, éternité – à chaque instant – unité dans l'ici et maintenant.
Dans cette cathédrale, la lumière qui filtre par les vitraux s'anime, se remplit à nouveau d'émerveillement, et semble vivante au sein même de la création, parlant à une part plus profonde de nous-mêmes, à des fragments non cloisonnés. Comment pourrait-elle survivre en n'étant que des parties ? L'image complète de cette animation s'anime… la compréhension totale : la véritable beauté se révèle dans l'ensemble. Elle se lit sur son visage, dans cette bougie, dans ce trottoir fissuré qui témoigne des millions de personnes qui l'ont foulé en quête de la même chose, elle se trouve dans l'ombre du mur de la cathédrale, offrant un havre de répit ou de délice, elle se trouve dans le rire, animé, vivant et authentique : pleinement présent, unis, même au soleil, à la lune et aux étoiles. L'histoire de l'humanité n'est pas figée, mais bien réelle, telle qu'elle s'exprime dans les livres et les peintures qui immortalisent des instants précieux pour révéler leurs vérités éclairées : respirer, aimer, s'abandonner, tenir, contempler, s'écraser, mourir, aimer, être réel.
Debout dans la cathédrale, elle ne peut se précipiter vers la conscience. Elle ne peut créer sans connaître sa véritable nature. Elle sait que sa propre création lui insufflera la vie. Comment s'y prendra-t-elle ? Qu'aime-t-elle ? Qu'est-ce qui enflamme son âme ? Qu'est-ce qui la fait se sentir vivante, paisible et authentique ? Qu'est-ce qui ravit son être intérieur ? Elle pense à son enfant, à la création du monde qu'elle souhaite pour lui. Elle le veut empli d'émerveillement, vibrant de joie, un monde de communion même dans les moments les plus difficiles, un monde où les êtres humains se regardent et savent qu'ils se ressemblent admirablement, et pourtant, dans leurs différences et leurs mouvements de vie, chacun est voué à exprimer sa propre essence, profonde et unique : spirituelle ou scientifique, savante ou d'une énergie saisissante, ou tout cela à la fois : un ADN porteur de talents, de dons, de personnalité, d'espoirs, de rêves et de la force nécessaire pour persévérer, apprendre, grandir et s'épanouir. Elle souhaite que ce monde soit vécu comme l'Amérique, la Belle, l'esprit vivant. Elle veut donner vie au monde, permettre à tous de contempler le spectacle ultime des miracles qui se déroulent sous leurs yeux. Elle veut combler son cœur de joie. Elle veut se sentir vivante à travers son expression. Elle veut ressentir cette liberté qui coule dans ses veines, cette force vitale qui donne la vie.
Là, au-dessus d'un autel où résonnent prières, espoirs et amours, elle commence à percevoir toute la beauté du lieu – la totalité de l'ensemble, l'émerveillement qui s'en dégage, le mouvement naturel de toute chose. Comprendre cette beauté est magnifique et la laisse sans voix. Perte, joie et abandon ! Mais qu'en est-il de sa propre douleur, figée en ce lieu ? Que peut-elle faire ? La vie continue au-delà de ces murs ! Ici, tout est silencieux et sombre.
Elle pense : « Je fais partie du tout ; je suis le tout. »
Il y a encore des gens devant elle qui la supplient.
« Ils me regardent. Je dois parler. » Elle ne peut même pas se créer elle-même tant qu’elle ne le voit pas. Elle veut le dire. Elle se répète : « Comment voir la beauté, comment voir la beauté… » Les yeux fermés, dos au mur, dans l’obscurité, elle est là :
Ce n'est pas extérieur. C'est elle. La vie, l'être et la beauté, c'est elle. Elle est les étoiles.
Elle n'est pas dissociée en son cerveau, son visage, ses cheveux, ses bras, sa posture, ses lèvres, sa place ; elle est l'être tout entier. Animée par l'émerveillement qu'elle perçoit, la lumière qui entre par la fenêtre est aussi la sienne ; elle n'est pas une simple partie de ce tout, fragmentée, elle est la totalité, l'expression complète de la beauté, de la vie, du sourire, du rire, des baisers, de l'amour, de l'étreinte, de la création, de la participation. Tout cela, tous pourraient le voir en elle lorsqu'elle parle, s'ils la voyaient vivre, mais elle ne l'a pas vu car elle se croyait limitée à ce corps, à ce rôle particulier, à ces exigences imposées. Elle ne fait qu'un avec le tout, l'éclat de son sourire est l'éclat qu'elle voit sur tous les visages devant elle, un éclat qui aspire à jaillir mais qu'ils ne peuvent percevoir. Elle touche sa peau, peu importe si elle est marquée par le temps ou les événements, elle abrite une elle magnifique. Elle ne peut être ces doigts, ils ne sont qu'empruntés pour un temps, mais quelle merveille d'expression ! Elle parle et bouge, et la création est là. Elle n'est pas ces pieds, mais ce sont les siens pour l'instant. Elle rit. Comment créera-t-elle la beauté pour que le monde puisse l'accueillir ? Elle le sait. Elle est la beauté. Elle ne peut la voir qu'en embrassant l'ensemble, la totalité de toute chose : l'émerveillement, l'univers, le monde naturel, et non séparément. C'est sa totalité : sa chaleur, son rire, son mouvement, son émerveillement, son son et sa lumière. Elle est vivante. C'est le seul et unique état véritable où elle peut créer – la manière dont l'esprit de la vie se manifeste, par l'expression. C'est l'état d'esprit – l'ouverture – d'où peut jaillir une création puissante. C'est l'état où la véritable création se produit – où la rencontre des idées, des êtres, de l'être peut se produire spontanément. C'est ce qui l'a bloquée pendant des siècles. Les murs de la division qu'elle croyait présents s'effondrent ; ses pouvoirs lui appartiennent car elle peut désormais voir ce qu'Il est : non pas des parties, non pas divisé, mais un tout. Elle ferme les yeux, elle connaît sa place, elle est à la fois conscience et univers tout entier.
La création survient lors d'une combinaison, d'une réunion d'éléments imprévus, spontanés et sans intention, une joie contenue dans l'esprit et d'abord allumée dans l'imagination (Campbell xvii ) avant de recevoir un travail et une naissance particuliers. Elle se produit au sein d'un esprit entier, ouvert à la nature environnante qui se manifeste de façon phénoménale à chaque instant, un esprit capable de comprendre, de contempler et d'éprouver l'émerveillement, un esprit en harmonie avec sa véritable nature, non entravé ni filtré par les désirs ou les peurs. Elle est, comme le cite Campbell à propos des Upanishads , « intérieurement cognitive, vécue dans une "exquise solitude" de "jouissances lumineuses" » ( xvii ). C'est ainsi que la création se produit naturellement et se perpétue à travers les âges. C'est de là que provient le chant de l'univers. Un chant véritable ne peut naître d'aucun autre lieu ni en aucun autre instant que de cette réunion. Libérée de l'ego, la terre est fertile et la joie d'être peut jaillir instantanément en un chant, allumé par son environnement ( xvii ) et les événements, conçu dans l'âme et incarné avec la maîtrise d'un artiste. C'est une expression puissante, une expression vivante, unie à l'univers, et, une fois mise en œuvre, elle unit tous ceux qui l'entendent. Campbell cite également Platon qui écrivait : « Si nous voulons jamais acquérir une connaissance pure de quoi que ce soit, nous devons nous dépouiller du corps et contempler les choses par elles-mêmes, avec l'âme seule » ( xiii ). Auparavant, la vie lui paraissait hostile, comme une vie de mensonge, où rien ne semblait réel. Elle se sentait jetable. Elle avait l'impression d'être dans le désordre, avec toujours quelque chose qui clochait, de devoir chercher sans cesse, de lutter sans relâche, avec un non-dit déplacé. En travaillant à partir de sa véritable nature, là où se trouve son cœur, le travail devient naturel et le chemin résonne d'une authenticité qui dépasse tout ce qu'elle avait imaginé, même par-delà les limites du temps et de l'espace.
Sa création peut désormais prendre vie, et ses mots, couchés sur le papier, s'animent d'une plénitude nouvelle, capables de s'exprimer d'eux-mêmes. Elle parle de villes, non pas d'une histoire brisée, mais de l'esprit humain : Alexandrie, foyer d'un grand savoir où l'humanité, née des conflits, s'est muée en une métropole de livres et de connaissances ; Athènes, avec les métamorphoses éternelles d'Ovide dans ses Métamorphoses , Socrate, Platon et la poésie de Sappho ; le Vatican, gardien des vérités capturées dans les chefs-d'œuvre de l'art. Elle évoque la magie du temps et du lieu à Florence, lorsque, à la Renaissance, le commerce sut, par un instant et une opportunité, insuffler une nouvelle abondance au monde artistique et lui permettre de s'épanouir pleinement. Elle pense à sa place dans la ville – non pas dans ses édifices, ses titres ou ses actes, mais par sa présence, dans l'esprit même de la ville, dans son art, ses cafés, ses défilés, ses bals et ses music-halls, dans sa poésie, sa musique. Elle est son esprit, son incarnation. Elle est sa conscience.
Cela ne peut prendre vie, se réaliser sans elle. Seule elle peut en expliquer l'énergie, car c'est son énergie. Elle doit l'écrire, la créer, lui donner vie.
Elle décrit certaines villes américaines restées sans limites. À son image, ces villes sont des entités dynamiques en pleine création, aspirant à s'exprimer davantage, encore en devenir, parallèlement à son propre éveil. Son dynamisme est aussi leur raison d'être. Une ville ne se connaît pleinement que lorsqu'elle perçoit le mouvement du passé, ses qualités, le dynamisme qui a sans cesse émergé du tourbillon d'énergies qui l'ont façonnée. Ce dynamisme requiert à la fois intégrité et expression pour vivre, devenir, émerger, pour que l'esprit du lieu soit visible, tangible, viable et, enfin, compris. C'est elle qui lui insuffle la vie et guide sa création. Chaque ville tend vers cette expression, même lorsqu'elle est transformée par le changement, les catastrophes naturelles, le réaménagement urbain et les mutations économiques et industrielles. Comme l'écrit Paul La Farge : « Aujourd'hui, la construction se fait dans les ateliers d'artistes » ( La Cité infinie, p. 132). La métamorphose se fait vers la communauté et vers une pleine expression de ce qui, auparavant, n'était que conjecture à son sujet et concernant l'avenir du lieu. C’est ainsi que l’Odyssée sera contée, comment l’Amérique est née. C’est ainsi que naîtra la poésie, comment une nouvelle création prendra vie.
Dans ses atlas *Infinite City : A San Francisco Atlas* et *Unfathomable City : A New Orleans Atlas* , l'auteure Rebecca Solnit dévoile des univers insoupçonnés au sein de ces villes américaines. Elle y parvient en combinant des éléments auparavant perçus comme fonctionnant séparément, voire comme des aspects s'opposant les uns aux autres : des villes fragmentées aux villes unifiées, aux forces diverses. Les possibilités ainsi créées dépassent largement les attentes de Solnit lors de la compilation des cartes et des textes. L'expérience du lieu et de ses habitants s'approfondit à mesure que les « fragments » se transforment en atlas ( *Infinite City*, p . 154), et les villes se révèlent plus profondes et plus résilientes que la somme de leurs aspects ou événements isolés. En combinant des éléments parfois contradictoires et inattendus, elle atteint son objectif : ouvrir les villes à une exploration imaginative plus vaste, offrant une infinité de façons de les appréhender, montrer la multiplicité des configurations cartographiques possibles, encourager la création de ses propres cartes et enrichir l'expérience urbaine. Mais surtout, ses créations révèlent bien plus que la simple somme des parties de chaque ville. Si les possibilités sont en effet infinies, dans sa démarche, elle, avec Rebecca Snedeker qui la rejoint pour la création de son second atlas, « Unfathomable City » , et une communauté de cartographes, d'artistes et de contributeurs, libère véritablement l'âme même des villes. Considérée dans son ensemble, et non comme une simple juxtaposition d'éléments, l'intensité des énergies tourbillonnantes se révèle à l'œuvre, comme seule une véritable création peut le faire. Ce phénomène survient après la création des livres, et se manifeste dans l'effet de cette création globale et achevée, désormais prête à engendrer de nouvelles créations. Ni la lumière ni l'obscurité ne sont isolées ; aucune n'agit isolément. L'esprit des villes se révèle, leur offrant ainsi de nouvelles perspectives pour s'épanouir. Autrement dit, au lieu d'une expérience linéaire d'un lieu, par exemple un point unique où se produisent de nombreux événements, la combinaison de ces énergies les rend indissociables. La vie qui en résulte constitue une dimension supplémentaire : une création énergique et vivante, un esprit du lieu perceptible et célébratoire où s'épanouit la création nouvelle.
Le tableau d'ensemble est constitué de tous les moments passés, présents et à venir, de tous ceux qui ont vécu, vivent ou vivront. Aucun livre, aucune chanson n'est isolé ; il s'agit d'une participation, d'une intertextualité qui s'étend d'une personne à l'autre, sans exception, sans rupture temporelle. Lorsque Rebecca Solnit observe sa ville, San Francisco, elle ne cache ni la rivalité entre les reines de la danse, ni l'éradication à jamais de certains papillons, ni que San Francisco abrite des groupes de réflexion militaires, un financement et une planification incessants de la guerre, et des entreprises coupables de violations continues des droits humains à l'échelle mondiale. Pourtant, c'est aussi le berceau des Nations Unies et le lieu de naissance du cinéma. Elle écrit que c'est le lieu « où l'Amérique se réinvente » ( Infinite City, vii). C’est là que Save the Bay et le Sierra Club ont vu le jour, devenant « le centre de la conservation mondiale pendant la majeure partie du XXe siècle » (21) et abritant également « la ceinture verte urbaine la plus étendue des États-Unis. Sur les 4,5 millions d’acres que compte la région de neuf comtés, plus de 3,5 millions sont des espaces ouverts » (20). C’est le lieu où se sont déroulées de violentes émeutes contre les travailleurs chinois, lors d’un moment historique d’étrange révolution en 1877 (alors que San Francisco n’avait pas encore pleinement saisi son esprit unificateur et libérateur). Dans son essai « Truth to Power », Solnit écrit :
Le reste du pays était secoué par ce qui ressemblait le plus à une révolution depuis la fondation des États-Unis : une révolution contre le capital, contre la richesse, et plus particulièrement contre les chemins de fer. Mais à San Francisco, l’indignation suscitée par la richesse des magnats du chemin de fer et la misère des ouvriers en cette période de récession fut malencontreusement dirigée contre les Chinois, et une rage hystérique fut attisée par le démagogue Dennis Kearney, qui, s’exprimant au Sand Lot, exigea l’expulsion des travailleurs chinois. Des Chinois, leurs maisons et leurs commerces furent attaqués, et des bâtiments et des quais furent incendiés… (40).
Dans sa carte « Poison/Palate », cartographiée par Ben Pease et illustrée par Sunaura Taylor, Solnit met en lumière une dichotomie frappante : les quantités astronomiques de poisons déversées dans le sol, l'air et l'eau par les raffineries, les anciennes mines de mercure, les chantiers navals, les bases et stations militaires, les laboratoires, les usines de peinture et les usines de semi-conducteurs contrastent avec l'image immaculée, mais aussi la forte consommation de produits chimiques, des comtés de Napa et de Sonoma, où est cultivé, récolté et produit ce nectar, ce vin américain qui célèbre la vie. Pour couronner le tout, cette carte recense également des lieux gastronomiques de renommée mondiale, où l'on peut savourer des chocolats, des cafés et des fromages d'exception.
En effet, ce qui peut paraître « faux » sous certains angles semble insurmontable, et ce qui semble « juste » paraît insignifiant, voire trivial, en comparaison. Qu'est-ce qui pourrait créer, faire naître un esprit indomptable, interpeller le cœur, insuffler la vie, non pas avec une hésitation, mais avec une ferveur intense, une extase, le cœur d'un poète courageux en pleine libération, sinon un défi de cette ampleur ? La vie ne fait pas les choses à moitié, et elle n'a pas besoin de dompter les forces obscures pour faciliter la naissance et la création. Elle laisse les trous noirs attirer l'univers tout entier, engloutissant toute lumière, dévorant, aspirant, avec un horizon des événements d'une magnitude inimaginable qui engloutit le temps, la lumière, la masse et l'espace, ne laissant derrière lui ni ombre, ni murmure. Elle crée aussi des motifs floraux complexes aux couleurs et à la variété infinies, raillant les mots lâches : « C'est impossible. » L'esprit humain est-il prêt à relever ce défi ? Prêt à devenir ce qu'il est destiné à être ? Peut-elle parler et dire : « Ceci est ma ville. Ceci est mon peuple. Ceci est ma terre, mon corps, mon cœur et mon esprit » et il y a « assez de beauté pour arrêter une guerre » ? Imaginez le verre de vin que l'on pourrait partager avec quelqu'un à cet instant ! Si elle est la vie, alors elle l'est. Elle a peut-être paru impuissante et intimidée auparavant, mais ce qui est stupéfiant, c'est qu'elle a le pouvoir de créer le nouveau. L'esprit de Rebecca Solnit rayonne ainsi, sans qu'elle ait jamais besoin de le dire. Ce qu'elle fait, c'est créer les atlas. Elle montre ses villes dans toute leur mauvaise réputation et leur gloire, et c'est ce qui ouvre la création. C'est aussi ainsi que l'on connaît et que l'on expérimente les vastes mécanismes de ce qui est déjà stupéfiant et beau.
Ce que nous devons donc rechercher dans ces combinaisons, c'est ce qu'elles engendreront de nous et ce que nous en tirerons en retour. Les directions opposées au sein de l'ensemble sont claires : vers la création du nouveau, un devenir propre. À propos de San Francisco, Solnit écrit :
À la fois grand laboratoire des nouvelles technologies militaires et capitale de l'opposition au militarisme, la Toscane et le vaisseau spatial Enterprise , elle offre à la fois délices pour les sens et poison pour le corps. Derrière ce paradoxe se cache une tension constante entre, d'une part, une recherche de la sensualité et de l'attachement au lieu, à la matière et au plaisir, et d'autre part, une vie plus frénétique, technologique, lucrative et déconnectée du monde (56).
En créant avec d'autres des cartes, des œuvres d'art et des essais, Solnit redonne profondeur et dimension à une perspective limitée, tant sur l'expérience individuelle que collective d'une ville, dans un effort pour repousser les limites et, par ricochet, fortifier le cœur. Elle encourage son public à connaître et à ressentir l'infinité de ce qui semble impossible, tant l'histoire, les lieux (et les cartes) paraissent statiques et isolés, et compte tenu de l'état des choses et de la nature brutale et égocentrique de l'histoire de l'humanité. Sa nouvelle création vise à se libérer de cette perception linéaire et isolée selon laquelle une carte, une histoire, un chemin ou une expérience serait définitif, achevé ou limité, alors que ses vastes étendues rayonnent en réalité d'une « nature prismatique » (17). Elle démontre la possibilité de transformer à la fois la perception et l'expérience. Elle met pratiquement la ville et un crayon entre les mains du lecteur. Elle lui insuffle la vie et ouvre la voie à une nouvelle création. On peut presque la voir sourire tandis que sa ville prend forme.
Ce qui est phénoménal, c'est ce que les maîtres en font. Dans son article « Marée haute, reflux bas », Joshua Jelly-Schapiro, géographe et musicologue, contributeur à « Chantiers navals et sons », évoque, à côté de la carte, le parcours des Afro-Américains, d'abord déportés sur des navires négriers vers le Sud, puis, de façon troublante similaire, leur arrivée dans la région de la baie de San Francisco pour la construction de navires pendant la Seconde Guerre mondiale. L'audace de cette constatation est sidérante, mais Jelly-Schapiro va plus loin. Non seulement ils produisaient plus d'un « Liberty Ship » par jour, se voyant confier les tâches les plus dangereuses (un grand nombre d'entre eux périrent lors du chargement de munitions), mais ils étaient également interdits de logement et leurs rares habitations étaient démolies pour faire place à des bureaux de poste et autres projets ségrégués, dans le contexte de la nouvelle « prospérité et de l'arrogance » qui suivit la guerre. Comme chacun sait, le phénomène ne se résume pas à cela (même si, avec le recul, on peut y déceler une empreinte à la fois douloureuse et phénoménale) . C'est dans un contexte de souffrance extrême que la spiritualité, alliée à une capacité d'expression, est poussée à l'extrême d'une renaissance – psychologique, physique et existentielle. Ce phénomène, aujourd'hui particulièrement visible dans l'art afro-américain, révèle la beauté, la vitalité et la spiritualité de la nature, non seulement de ce qu'elle porte, mais aussi de ce qu'elle rend possible – sans aucune limite. Le jazz et le blues, par essence, sont l'expression de la vie et se prêtent à un épanouissement continu où les frontières ne sont plus linéaires ni figées. Il s'agit probablement de la véritable naissance de la nation. C'est assurément l'expression de l'esprit national qui aspirait à s'épanouir pleinement. À l'instar de la nation et de son territoire, l'art et la culture cherchaient leur plénitude. Cette métamorphose prendrait du temps.
Pour approfondir le récit collectif, Jelly-Schapiro écrit à propos du quartier Fillmore de San Francisco :
Ce quartier, qui abritait depuis longtemps la majorité des citoyens noirs de la ville, vit sa population noire croître de près de 700 % pendant la guerre. Cette croissance se déroula sans les émeutes raciales qui suivirent l'afflux de Noirs du Sud dans des villes comme Los Angeles et Detroit – notamment parce que le gouvernement avait expulsé de force et interné dans des camps plusieurs milliers de résidents japonais d'un secteur du Fillmore connu, jusqu'en 1941, sous le nom de Japantown. Dans les maisons victoriennes et les commerces laissés par les Japonais, les immigrants noirs ouvrirent des dizaines de boîtes de nuit et de bars qui accueillirent, du début des années 1940 aux années 1960, toutes les grandes figures du jazz, faisant du Fillmore un haut lieu de l'évolution de cette musique sur la côte ouest (61).
Jelly-Schapiro écrit également sur West Oakland et les performances de Count Basie, Billie Holiday, Bobby "Blue" Bland et "un jeune Ray Charles". Il écrit : "En 1942, la légende de West Oakland, Saunders King (lieu de naissance : Staple, Louisiane), a connu un succès national avec 'SK Blues', l'une des premières chansons de blues à mettre en vedette la guitare électrique" et que "la scène a été nourrie et façonnée par des figures telles que Lowell Fulson (lieu de naissance : Tulsa, Oklahoma), qui a appris à jouer de la guitare sur la Septième Rue..." et qui "est devenu une influence pour BB King..." (62).
Jelly-Shapiro décrit la nature combinatoire du blues de la côte ouest comme suit :
Alliant l'esprit et la structure du blues texan aux harmonies entraînantes du swing, les groupes qui jouaient ce style employaient des sections de cuivres complètes plutôt qu'un simple harmonica, forgeant ainsi une musique qui évoquait à la fois le passé rural des ancêtres amenés en Amérique sur des bateaux d'esclaves en bois et reflétait le mode de vie urbain des ouvriers construisant des navires de guerre en acier dans les villes modernes. Le blues de la côte ouest devint, dans les années 1940 et au début des années 1950, l'un des précurseurs majeurs du rock 'n' roll (62).
Le cercle vicieux est également marqué par l'extrême pauvreté qui persiste dans ces quartiers, le gouvernement ayant supprimé les emplois après la guerre et, dans les années 1960, rasé les zones déjà fragilisées. Selon Jelly-Schapiro, « les classes politiques de San Francisco ont cultivé l'image d'une ville progressiste sur le plan racial, alimentée par la déségrégation officielle de ses transports publics et de ses écoles dès les années 1860 » (63), alors même que c'est à San Francisco que le besoin de lutter contre la ségrégation s'est fait sentir, justifiant la création du « Black Panther Party for Self Defense » en 1966.
Jelly-Schapiro note plus tard que San Francisco reste, malgré les difficultés extrêmes, un lieu reconnu comme différent et ouvre les possibilités inhérentes à l'importante question du lieu que nous examinons en regardant l'Atlas de Solnit :
Depuis la fin de la Grande Guerre – et même avant –, ce qui a toujours attiré de nombreux migrants noirs dans la région de la baie, c’est la même promesse que tous ses nouveaux arrivants accordent à San Francisco : la possibilité d’imaginer un monde différent de celui qu’ils ont laissé derrière eux (peut-être, par exemple, un monde – il convient de le mentionner ici – dans lequel les Noirs ne sont plus associés uniquement à la musique et au malheur) » (65).
Il y a là d'importantes prises de conscience, porteuses d'émancipation, qui découlent de la compréhension de l'ensemble. Ce qui fut une naissance douloureuse n'était pas une fin. Si la majeure partie du quartier de Fillmore a aujourd'hui disparu physiquement – donnant l'impression d'un quartier simplement morcelé et irrémédiablement perdu –, il a bel et bien transformé nos vies et nos univers, comme San Francisco a l'habitude de le faire. Il a apporté un espoir durable, et les voix qui s'y sont fait entendre continueront de résonner.
Il est donc important de montrer que les salles du Fillmore District et les clubs de West Oakland étaient bel et bien à l'origine du changement, et non de nouvelles restrictions. L'esprit du lieu et l'époque sont toujours à l'œuvre, et ce changement se manifeste aujourd'hui. Les divisions et les limitations peuvent désormais être levées. Si des musiciennes et chanteuses noires comme Billie Holiday ont su tracer leur propre chemin grâce à une présence et un talent exceptionnels dont l'influence se fait encore sentir aujourd'hui (l'image de sa présence et de sa voix inoubliable nous vient immédiatement à l'esprit), les limitations en vigueur à cette époque restaient à surmonter, et ce qui était en train d'être amorcé allait engendrer un changement radical, à travers le temps et l'espace.
Les limitations liées à un rôle prescrit, à l'âge, à la race, au genre, à la classe économique, par exemple, constituent encore des ségrégations, des divisions au sein de l'imaginaire culturel, toujours en train de se déployer. Pour Billie Holiday, par exemple, ces limitations ne faisaient pas partie intégrante de son être, mais relevaient de limitations arbitraires, fruits de l'imaginaire culturel. Elles lui faisaient croire qu'elle était isolée par des murs de genre, de musique, de voix, de couleur de peau (noire ou blanche), de religion, de communauté, de politique, d'affaires, d'image, de statues, d'iconographie, et même qu'elle était une expérience individuelle, au lieu de faire partie de ce socle commun que nous partageons tous : être comme elle. Cette isolement devient évident lorsque nous entendons sa voix et que les divisions s'estompent naturellement. En réalité, au lieu d'être victime de chacun de ces éléments – imposés par son époque et son lieu de vie, la maintenant prisonnière –, une fois ces murs effondrés, elle incarne pleinement leur essence. Plus encore, elle est pure potentialité. Même considérer le passé comme révolu est une forme de ségrégation. Cette force qui s'est exercée sur elle à son époque a contribué à forger son être. On ne peut la juger erronée ni la considérer comme une fin en soi, car elle a participé à l'élaboration d'une œuvre importante, puissante et authentique. Il est évident qu'à notre époque, elle peut supprimer ces divisions.
De plus, le fait qu'elle soit afro-américaine (ou latino-américaine ou libanaise) et femme est la différence qui rend possible cette perspective nouvelle et complète, en montrant que le rôle auquel nous l'avons cantonnée dans notre esprit limitait aussi notre propre monde. En tant que femme, noire et artiste, elle complète ce qui manquait. Car si elle pouvait s'affranchir de cette perspective limitée (celle qu'elle, son époque et son lieu n'avaient pas encore atteinte), nous verrions qu'elle est l'expression pleine et entière de ce qui a été refoulé de notre esprit pendant des siècles : la féminité, l'humanité, la spiritualité, la créatrice, la nourricière, la protectrice, l'unificatrice, la fin des guerres, l'incarnation des qualités sans limites des expressions féminines d'antan, capable de créer des mondes différents. Les capacités de son corps, de son esprit et de son art sont représentatives de cette puissance nouvellement libérée de l'humanité et de la création. Son éveil de conscience apporte une plénitude d'une ampleur et d'une puissance immenses.
Elle crée de nouveaux atlas et vous tend le crayon.
Elle abat les murs et dit : « Je suis sans limites, cette ville est sans limites, et vous ? »
Votre rue pourrait être rasée ou un ouragan pourrait la détruire, la faisant presque rayer de la carte. Que resterait-il ?
L'esprit du lieu dont elle est l'incarnation.
L'œuvre de Billie Holiday est d'une puissance inouïe : une profondeur, un talent, une présence, une interprétation qui transcendent les frontières, le temps, les religions, les opinions politiques et les clivages sociaux. En étant elle-même, elle s'affranchit des étiquettes qui la réduisent à la simple interprétation de « musique de Noirs » et à la « tristesse », et révèle avec brio les qualités intrinsèques et les caractéristiques individuelles illimitées que les Afro-Américains peuvent apporter – et qui font cruellement défaut – à une culture divisée et spirituellement, mythologiquement et fondamentalement appauvrie. Autrement dit, elle, par son image même , complète un tableau en devenir, un tableau qui manquait cruellement non seulement en musique, mais aussi dans les rôles féminins, artistiques, spirituels et humains, au sein d'une culture fragmentée et affaiblie. Une culture qui, à l'époque, n'avait pas anticipé que son plein épanouissement nécessiterait soixante-dix ans de transformation supplémentaires et que le féminin serait indispensable pour compléter la moitié brisée. Elle est l'image qui prouve qu'elle était bien plus que les limitations que nous lui imposions et que nous avons, nous aussi, désespérément besoin d'elle. L'image de la femme est restée figée dans son propre esprit et entre les murs de la cathédrale culturelle, réduite au silence, à l'inaction, à une conception anglo-américaine (qui a souvent éprouvé des difficultés à exprimer culturellement sa féminité, sa sensibilité et sa spiritualité), cantonnée à la religion, à une perspective, à une identité et un rôle assignés. Même la musique, pourtant fondamentale, unificatrice, essentielle et transformatrice, a été réduite à une perspective. Le fait que ce rôle , figé pour la moitié de la population, devienne réalité est indispensable pour abattre les barrières, car elle est restée enfermée, limitée dans nos esprits. Son émergence est nécessaire. Ainsi, elle ne sera plus limitée à un rôle ou une définition unique, et sa création sera sans limites.
Dans son développement, les villes ont elles aussi évolué, dépendant de son émanation pour rendre le changement visible et vivable ; elle est l'expression de ce monde différent. La différence, aujourd'hui, entre Billie Holiday et un artiste imaginant et créant de nouveaux mondes à notre époque réside à la fois dans l'avènement du temps et du lieu. La ville, à travers son devenir tumultueux, et par l'expression et l'incarnation de sa vie, découvrira qu'elle possède elle aussi une force et une beauté qui abondent, personnifiées en elle, et qui, de ce fait, libère la pensée culturelle de toute division. L'expression de l'esprit de la ville, et par conséquent les possibilités de ses habitants, dépendent de sa réalisation. Le lieu et le temps sont venus à elle.
La transformation culturelle s'en trouve à la fois vivifiée et nourrie. Les dimensions d'une ville puisent leur source dans son histoire, dans les capacités, la dignité et les foyers de chaque personne qui y a vécu, dans leurs origines ancestrales, leurs routes migratoires et leurs terres natales perdues, leurs liens sociaux et leur contribution culturelle ; dans la nature qui s'épanouit sous le soleil, dans le parcours des grains de café et des mains qui les ont cultivés, dans le littoral qui s'élève et les marais qui disparaissent, et dans chaque souvenir, chaque chair et chaque passion. Souvent, visiter ou vivre dans une ville, c'est ressentir sa vivacité et son atmosphère, vouloir en percer le cœur, s'imprégner du mode de vie de ses habitants, et saisir plus intimement son charme, le rendre tangible – de son passé à son présent. San Francisco demeure mondialement connue comme un lieu d'ouverture, de changement et de possibilités, non pas comme une simple idée, mais comme une réalité qui se manifeste sans cesse à travers toutes ses énergies formatrices. On peut désormais considérer cela comme une dimension spirituelle, mais cela ne se limite pas à cette seule prise de conscience, car cela se manifeste aussi bien dans la culture du lieu que dans celle du temps.
La dimension spirituelle se révèle même avoir déjà franchi les barrières de la pensée. Dans une émission spéciale de NPR consacrée à John Coltrane, le commentateur déclare :
« Les forces de la nature, implacables, acquièrent une dimension religieuse. Les morceaux de Coltrane, semblables à des hymnes, tels que « Offering » et « Peace on Earth », témoignent de l’importance centrale des préoccupations spirituelles dans son art. Une église porte d’ailleurs son nom. Pour Coltrane, au sens propre comme au figuré, jouer du saxophone était un acte religieux ; une communion avec des forces puissantes et invisibles était au cœur de sa pratique spirituelle » (NPR).
De même, un locataire âgé de San Francisco, expulsé de sa communauté South of Market dans le cadre d'un réaménagement, a déclaré : « Nous apprécions la vie... Il y a surtout quelque chose de spirituel dans tout cela... Nous avons quelque chose qui ne pourrait pas être remplacé par tout l'argent que notre gouvernement fédéral pourrait investir ici » (90).
Infinite City montre que, malgré les transformations économiques et culturelles qu'une ville, ici en particulier San Francisco, subit au gré des phases de développement capitaliste qui laissent derrière elles un héritage altéré : son environnement, son identité, son histoire, ses habitants et ses communautés. Pourtant, un mouvement se dessine vers la création et la préservation d'une culture locale. Une atmosphère se construit , valorisant non seulement les éléments constitutifs de la vie d'un lieu, y compris chaque individu, mais démontrant aussi que l'esprit du lieu, qui résonne dans son histoire, sa présence et son expression, est fondamental, non périphérique ni superflu. On prend conscience que la vie et la qualité de vie dépendent de la préservation du lieu. On comprend que l'esprit d'un lieu est l'expression de cette vitalité qui émane de la ville – c'est ce qui la définit. Même l'atmosphère confère une valeur intrinsèque à ceux qui y vivent. C'est ainsi que l'on vit, que la communauté se crée et que s'épanouit l'expression. C'est ainsi que la nature est protégée. C'est pourquoi les gens cherchent à connaître et à participer à sa vitalité. C'est l'expression de la reconnaissance, de l'hommage et de la célébration de la vie. C'est pourquoi on visite San Francisco.
Dans son essai intitulé « L’odeur de dix mille gallons de mayonnaise et de cent tonnes de café », Chris Carlsson examine comment :
San Francisco est un exemple typique de ce qui est arrivé aux villes des États-Unis et, dans une certaine mesure, d'Europe, dans la seconde moitié du XXe siècle.
« Les États-Unis ont délocalisé la majeure partie de leur production manufacturière vers de nouveaux sites… tout en construisant une « nouvelle économie » fondée sur l’information et le tourisme. Grâce à une combinaison de dettes et d’une abondance étrangement creuse mais largement répartie, la classe ouvrière américaine a été reconfigurée… (82).
Carlsson examine également comment la « rénovation urbaine » et le « réaménagement » ont dévasté de nombreux foyers, quartiers et moyens de subsistance – mais surtout le bien-être – en « détruisant le cœur économique et culturel » des communautés. Rebecca Solnit approfondit cette analyse dans son essai « Piled Up, Scraped Away », où elle décrit la destruction de tout un mode de vie au sud de Market Street. Il ne s'agissait pas seulement d'un déplacement, mais les personnes déplacées étaient celles de « personnes âgées, de personnes handicapées, d'anciens sans-abri », dans une « lutte des classes, une lutte pour déplacer les riches et la classe moyenne de l'autre côté de la frontière que représentait Market Street… » (90). Ceux qui étaient chassés de leurs logements formèrent « TOOR, Locataires et Propriétaires en Opposition au Réaménagement », et menèrent l'une des luttes les plus sanglantes de l'histoire du réaménagement urbain aux États-Unis. Les locataires du quartier furent expulsés, menacés, battus, chassés par des incendies criminels et contraints de vivre dans des immeubles réquisitionnés par la ville et transformés en taudis. Mais ils firent preuve de ténacité (90). Surtout, l'auteure montre comment les photographies d'Ira Nowinski ont immortalisé les visages et les vies déracinées, un artiste qui n'a jamais laissé l'humanité s'effacer.
Comme le souligne Solnit, San Francisco est une péninsule de sept miles carrés célèbre pour son Summer of Love, le lieu où l'on venait « avec des fleurs dans les cheveux », où Otis Redding s'est assis « sur le quai de la baie », et où Richard Pryor a révolutionné la comédie. C'est le berceau de la musique des années 40 et 50 et des mouvements de contre-culture radicaux des années 60. La ville est constamment perçue comme progressiste et ouverte. Solnit souligne qu'elle abrite presque toutes les nationalités du monde. Elle explore ses différentes facettes, des gangs latinos du quartier de Mission, issus des prisons, aux nombreux immigrants mexicains qui ont rejoint la ville et y travaillent comme journaliers, en passant par les Latinos dont l'installation à San Francisco est antérieure à presque tous les autres peuples, à l'exception des Ohlone. Elle décrit les bosquets de cyprès de Monterey qui parsèment la ville et l'essor du Vedanta, « fondé par le mystique indien Ramakrishna » (70). Si Solnit examine également toutes les facettes qui font de la dynamique de la ville un lieu où le radicalisme côtoie souvent son contraire, l'esprit qui caractérise San Francisco et la région de la Baie demeure intact et continue d'inspirer l'imagination et de témoigner de la vitalité de la vie. La lutte quotidienne pour vivre dans cette ville et les transformations radicales qu'elle a subies, des catastrophes naturelles à la rénovation urbaine, n'ont pas altéré cet esprit propre à San Francisco, un esprit d'« éros et de libération » (145).
Bien que La Nouvelle-Orléans ne figure généralement pas parmi les sujets abordés dans les ouvrages consacrés au Sud-Ouest américain, la force qui réside dans le dépassement des frontières et dans la richesse des créations culturelles, comme en témoignent les atlas de Rebecca Solnit, nous offre, aux côtés de l'esprit triomphant de San Francisco, un aperçu d'une ville américaine située, à bien des égards, aux frontières mêmes du pays. Porte d'entrée culturelle vers les univers catholique et carnavalesque d'Amérique latine, elle offre une libération du stoïcisme puritain. C'est une région du monde où l'unité et la fête sont un mode de vie, où les symboles résonnent encore de sens et d'expérience, et où le réalisme magique et la spiritualité ne sont pas seulement acceptés, mais pleinement intégrés à la vie quotidienne. Solnit décrit comment La Nouvelle-Orléans est aussi le point le plus septentrional des mondes afro-caribéens, avec sa spiritualité vibrante et sensuelle, ses traditions et expressions qui lui sont propres et qui demeurent partie intégrante de sa culture, s'ajoutant aux influences française, espagnole, amérindienne et des anciens esclaves africains qui composent un tout cohérent. C'est aussi là que tout, y compris les nitrates et les toxines, arrive du Mississippi. Elle décrit comment ses frontières physiques fluctuent constamment, principalement à cause des industries pétrolière et maritime qui érodent ses côtes et fragilisent encore son équilibre structurel déjà précaire. C'est le point de convergence de tous ces éléments qui constituent la question américaine, mais ce qui frappe encore, c'est sa « chaleur, sa cordialité et sa capacité à la joie et à la fête » (7). Elle écrit :
… à la Nouvelle-Orléans, les gens vivent en public : ils aiment leur ville, leur quartier, les rites du calendrier, les clubs ou les krewes auxquels ils appartiennent, les légendes et les histoires, être en public parmi la foule. Les gens parlaient aux étrangers, racontaient des histoires, parlaient avec franchise et douceur, me saluaient avec affection, savaient où ils étaient… » (7).
Elle affirme : « La Nouvelle-Orléans exerce une sorte de force centripète, magnétique ou hypnotique : quand on y est, on est absorbé, et les autres lieux cessent d'occuper une place importante dans notre esprit. » Elle évoque son sens profond de la communauté et comment, après Katrina, « les exilés de la Nouvelle-Orléans avaient perdu des choses que la plupart d'entre nous n'avions pas connues depuis des générations » et qu'ils « possédaient ce profond sentiment d'appartenance qui découle de la famille élargie, de la mémoire collective, des coutumes et des rites, du sens de l'histoire et de la stabilité d'une vie vécue en un seul lieu » (7).
Tout au long de l'atlas, Solnit et Snedeker montrent la vitalité, la vie et la présence de la Nouvelle-Orléans qui résistent à toute délimitation :
Même si le terme « passé » ne convient pas pour décrire la persistance des anciens péchés et rites ici ; comment la ville demeure une ville française, une ville espagnole, une ville catholique (avec de fortes traditions protestantes, juives, musulmanes et vaudou), une ville portuaire ; comment les morts ne disparaissent jamais, mais restent une population ancestrale. On pourrait dire que la mort vit comme au Mexique, où elle est célébrée et contemplée (11).
Et de sa nature vivante :
…c’est une ville de musique et de danse, d’art jaillissant directement du corps, de ces choses qui invitent le public à devenir participant, qui se déploient dans le temps. Avant les technologies d’enregistrement, ces arts étaient entièrement ancrés dans l’instant. Ici, la musique est encore vivante ; on danse davantage au son des groupes qu’au son de la musique enregistrée…
Cette vie vécue dans l'instant présent est décrite comme « des improvisations qui s'envolent dans la nuit, à jamais vouées à se renouveler et à se surpasser. Il ne s'agit pas de l'immortalité d'une vie aride et sans fin, mais d'une régénération et d'une réincarnation continuelles » (12). Comme le déclare Donald Harrison Jr. dans une interview du livre : « La musique de La Nouvelle-Orléans est imprégnée de vie. C'est une musique pour l'esprit, le corps et l'âme » (102). Harrison explique comment son parcours l'a mené de l'écoute de Barbra Streisand à l'émergence du hip-hop comme musique contestataire dominante, et comment il a compris le lien entre « culture, tradition, éducation, expression artistique et altruisme » (103). Plus profondément, il affirme : « Être lié à une dimension aussi profonde et universelle de l'univers enrichit mon esprit » (104). En effet, les auteurs montrent comment La Nouvelle-Orléans « a façonné une grande partie de la musique aujourd'hui écoutée dans le monde entier » (4) et l'influence profonde et puissante qu'elle exerce.
Solnit et Snedeker, ainsi que Jelly Schapiro, désormais rédactrice en chef, démontrent comment leur création, cet art cartographique, ouvre l'espace d'une manière impossible pour les cartes technologiques. C'est une invitation à « apprendre à se repérer », à façonner un lieu « par les sens et les souvenirs ». La carte est une œuvre d'art qui stimule la contemplation, « suscite l'émerveillement ou le désir » et « inspire la réflexion » (5). C'est une œuvre qui traverse les âges, Solnit la décrivant comme ayant « une fibre d'immortalité ». Cette forme d'expression enflamme l'imagination et ouvre l'expérience en révélant « les cimetières, les migrations d'oiseaux, les histoires, les économies, les groupes ethniques, les itinéraires de défilés et les mille autres choses qui peuvent être cartographiées et qui l'ont été dans les anciens atlas… » (6).
Autrement dit, on nous donne ensemble toutes les parties à contempler, ce qui met entre nos mains un monde entier insondable.
L'union, la fusion, s'opère par un travail de création continue, non plus de parties distinctes perçues comme telles, mais un univers entier participant à son devenir. Cela requiert un éveil du cœur, de l'esprit, du corps et de l'âme, une union réciproque empreinte d'amour et de la ferveur poétique d'un guerrier. Ce qui est vivant et créateur, profondément influent, imaginatif et précurseur, c'est l'art des voyants qui, comme l'écrivait Arundhati Roy :
Bienvenue au commencement.