Dedans et dehors : dissiper les illusions, établir le réel dans Là où les deux sont venus à leur père : une cérémonie de guerre navajo
Les mythes et les rituels transmettent la connaissance du cycle intérieur de la transformation. Dans la cérémonie de guerre navajo « Là où les deux rencontrèrent leur père » , initialement confiée à l'artiste Maud Oakes pour publication durant la Seconde Guerre mondiale en 1943, les épreuves intérieures intenses liées à cette rencontre avec la source de leur origine, le père, amènent les participants à une conscience si profonde qu'ils en sont transformés intérieurement. Cette cérémonie, destinée à préparer les guerriers partant au combat, comme ici lors du départ des Navajos pour la Seconde Guerre mondiale, conduit les initiés dans un voyage psychologique qui métamorphose leur état intérieur. Ils parviennent ainsi à la connaissance de leur propre nature et de leur identification à l'univers. Il s'agit de s'assurer qu'ils connaissent précisément leur essence, qu'ils savent comment surmonter toute épreuve, psychologique ou physique, et qu'ils ne font qu'un avec cette source infinie de force et de vie. Plus important encore, cette cérémonie enseigne la véritable nature de l'univers et la confiance qu'on peut et qu'on doit lui accorder. Les épreuves spirituelles de la cérémonie mettent à l'épreuve leur for intérieur pour atteindre cette réalisation ultime, qu'ils emporteront ensuite avec eux comme un nouveau sentiment de protection et un ancrage dans la connaissance du chemin.
Selon le mythologue Joseph Campbell, parvenir à l'union avec l'univers, c'est se retrouver face à face avec la source terrifiante qui, après les épreuves insoutenables de l'âme, de l'ego et de la vie, révèle qu'au-delà de toutes les violences et injustices se trouve une validation du terrible et de tout ce qui est, inexprimable en termes humains, mais uniquement connaissable dans l'expérience de cette rencontre face à face ( Le Héros aux mille et un visages, p. 147). Lors de cette rencontre, l'univers se révèle dans toute sa réalité et sa vérité, au-delà de toute terreur. Le héros comprend qu'il est l'expression de cette vérité, qu'il est ce qu'il est, et en cet instant, il ne fait plus qu'un avec cette insondable « majesté de l'Être ». Par-delà la peur et l'appréhension, là où le moi se perd et où la préparation spirituelle est mise à rude épreuve, la vérité de l'existence est révélée et comprise. Le héros connaît à jamais son ancrage et son centre. La source se révèle être à la fois le héros et l'univers, en un seul être.
Au cœur de cette transformation, le centre de gravité du regard du guerrier se déplace et sa compréhension s'accomplit. Il n'est plus divisé entre un monde intérieur et un monde extérieur, où il fallait chercher les réponses à l'extérieur. Cette réalisation transforme notamment sa perception du lieu et du foyer, car il peut désormais discerner les profondeurs de l'être tout entier par une expérience intérieure directe. Bien que présente depuis toujours, elle demeurait insoupçonnée. Guidé par les guérisseurs sur ce chemin intérieur – jusqu'à cette reconnaissance et à travers toutes les épreuves psychologiques terribles –, l'initié réalise enfin son propre état d'être comme un centre commun à l'univers entier. C'est un lieu indestructible et immuable, à l'image de l'éternité. Une fois cette compréhension acquise, plus aucune peur ni aucun désir n'existent. L'illumination se révèle. L'univers, en harmonie avec l'intérieur et l'extérieur, acquiert une signification nouvelle et vivante.
Évoquer le symbolisme et le paysage du cœur
Lors de la cérémonie, les étapes de la légende sont recréées afin d'éveiller la conscience symbolique de l'initié. Ainsi, il ou elle reconnaîtra ce qui lui est présenté et cela éveillera en lui des vérités éternelles concernant son état intérieur, tout au long du chemin des épreuves menant à la réalisation. Les images, ainsi que l'initié, prennent vie et force grâce à des chants spécifiques, des prières honorant et invoquant les Esprits, et la recréation de peintures de pollen. Chaque peinture est sacrée et puissante. Elles invoquent le réel. Les peintures éveillent en lui le symbolisme des vérités reconnaissables tout au long du chemin, révélant à l'initié ce qui le guide, comment le reconnaître, comment trouver son centre. Dans ces cérémonies, toutes les strates de l'existence véritable sont dévoilées : les récits, les symboles, l'environnement concret, l'initié, l'éternel, ne forment qu'une seule et même entité harmonieuse et puissante. L'initié doit apprendre à connaître son identité, sa place et son mode d'action. Comme le souligne Joseph Campbell, « la beauté est la beauté de la nature essentielle de chacun » ( Là où les deux vinrent à leur père, p . 53). Il en montre même les limites :
… en unissant l’esprit à cette beauté… on atteint une profonde sérénité. Le paysage du mythe est le paysage de l’esprit humain… [il] conduit l’imagination à travers chaque seuil de résistance intérieure jusqu’au secret de la vie qui a bâti le corps – non seulement le corps de l’homme, mais le corps du monde (53).
Le paysage est désormais celui où « le cœur bat depuis longtemps avant même que le cerveau n'invente une raison à son pouls » (54). Chaque symbole doit s'adresser directement à cet univers intérieur de l'initié. Le monde extérieur n'apparaît plus comme avant, et le monde intérieur vibre de cette réalité plus puissante. De plus, son fonctionnement est tel que l'initié peut être surpris de découvrir les forces bienveillantes qu'il lui faut reconnaître. Il lui faut comprendre la puissance de ce qui lui est donné et sa signification profonde, bien au-delà de sa représentation superficielle.
[pullquote width="300" float="left"]Le cœur bat depuis longtemps avant que le cerveau n'invente une raison à son pouls."[/pullquote]
Le guérisseur ou la guérisseuse connaît profondément ce monde, et de cette connaissance découle une perception différente du monde extérieur. Ce dernier lui révèle l'ensemble du schéma cosmique (dans cette cérémonie, le guérisseur ou la guérisseuse est un homme) par ses qualités authentiques et profondes, non superficielles, dont il ou elle perçoit pleinement la profondeur et la finalité. Il ou elle le voit vivant, actif, influent, puissant et réel. Ce n'est pas une chose qui se dit ; on y est transporté. Les montagnes représentées dans les tableaux, par exemple, sacrées et vivantes pour le guérisseur ou la guérisseuse, possèdent une existence et une valeur radicalement différentes qui résonnent directement en lui ou elle et qui seront révélées et communiquées à travers ce processus spirituel et créatif. Le chant n'est plus « simplement » un chant, le tableau n'est plus « simplement » un tableau. Tout se révèle exister sur un véritable plan spirituel, bien plus vivant que l'existence superficielle. C'est la différence entre voir une poupée et voir un vrai bébé. L'initié ou l'initiée n'avait pas conscience d'avoir agi comme si la vie était semblable à une poupée. Comme le dit Campbell, « Leur aventure, bien qu'elle paraisse être une exploration du monde extérieur, est en réalité une quête intérieure : ce qu'ils trouvent à l'extérieur est le reflet de ce qu'ils découvrent en eux » (69). Désormais, rien n'est fait ni utilisé superficiellement lors de la cérémonie. Les symboles sont vivants. Le voyage de l'initié commence.
L'influence silencieuse du Sud-Ouest
Il est important de noter que Joseph Campbell souligne à quel point la mythologie du Sud-Ouest nous est étrangère. Il écrit :
La Femme-Araignée, la Femme-Chauve-Souris, les Roseaux Coupeurs et l'Ours Traqueur nous sont étrangers. Car l'Amérique nous est étrangère. Notre monde féerique est celui de l'Europe, non celui de notre continent d'adoption. Et pourtant, il est tout à fait possible que les forces de ce continent agissent en nous, malgré tout. Il est possible que les fils de la Femme Changeante accomplissent déjà en nous, lentement et avec une grande souffrance, la tâche héroïque de terrasser les Monstres Ennemis, afin d'établir, dans une image sociale renouvelée et puissante, la force vitale du Nouveau Monde.
Nous pouvons donc écouter les paroles du vieux guérisseur, Jeff King. Son corps robuste et vigoureux est fait du maïs qui n'a connu d'autre terre que celle-ci ; son esprit vigoureux est rempli d'images provenant, à travers de nombreux siècles d'arrière-grands-pères, des montagnes d'Amérique qui parlaient autrefois à un peuple à l'écoute ; son bon cœur humain est établi selon la voie des anciens rites de notre continent » (62).
C'est un point crucial et fondamental, car la plupart d'entre nous sommes nés ici sans même nous rendre compte du sol que nous foulons ni de l'air que nous respirons, et encore moins de ce qui se passe « sous nos pieds », à notre insu, mais dont nous faisons pourtant partie. À l'instar de l'initié, culturellement parlant, nous adoptons un point de vue qui nous amène à considérer les symboles comme de simples objets inanimés et insignifiants, bons pour l'imaginaire. De façon surprenante, c'est aussi ainsi que nous nous percevons, nous et nos vies : nous pensons que seul le rôle que nous jouons importe, alors qu'en réalité, il n'est peut-être ni inspiré ni animé par l'esprit humain ni par celui de l'univers (que nous comprendrons plus tard comme un seul et même esprit). C'est pourquoi les symboles restent figés pour nous – même les nôtres – et, culturellement parlant, il est difficile d'entreprendre ce voyage, ou tout autre voyage de transformation intérieure. Nous préférons la surface que nous pouvons voir, surveiller, planifier, contrôler, et pour laquelle nous œuvrons à atteindre nos objectifs, plutôt que d'éveiller notre vitalité et d'accomplir notre destinée. Le guérisseur sait qu'autre chose, bien plus vivante, nous attend.
Né des ténèbres et de l'aube
Au début de la légende qui inspire la cérémonie, la Femme Changeante naît des ténèbres, son père est l'Aurore. Elle est découverte bébé dans un lit de fleurs par le Dieu Parlant (34). Dès la création du monde, il était connu qu'elle naîtrait et qu'elle irait vers l'ouest. Lorsque le Premier Homme et la Première Femme décidaient de l'organisation du monde, « un messager sacré, le Petit Vent, arriva et murmura : "Plus tard, lorsque vous vous multiplierez, la Femme Changeante naîtra, et puisqu'elle ira vers l'ouest, le Ciel et la Terre devront être tournés vers l'est" » (25). On la décrit comme « changeant au gré des saisons, faisant de beaux et de mauvais rêves. Les gens venaient la consulter. Elle leur disait ce qu'il fallait faire et ne pas faire, où aller et où ne pas aller » (35). De sa montagne naîtront les héros jumeaux, le Tueur de Monstres et l'Enfant Né de l'Eau. C'est le point d'origine que l'initié doit comprendre, incarnant désormais les deux héros, le Tueur de Monstres et l'Enfant Né de l'Eau. C'est de là qu'il ou elle vient. Les circonstances de sa naissance sont également significatives, car elles lui indiqueront le début de sa quête d'identité.
Chaque détail symbolique révèle leurs origines, leur destination et leur identité, en montrant les éléments qui les ont engendrés. Naître des ténèbres et être engendré par l'aube évoque une dynamique et un destin : la nature du passé se dessine, porteuse de la promesse de l'avenir. Au début du récit, les jumeaux apprennent l'identité de leurs pères, mais restent anonymes car ils ignorent encore qui ils sont. Ils ne peuvent demeurer indéfiniment dans le hogan de leur mère, sur la montagne, car ils perdraient alors toute connaissance de leur identité et de la source de leur propre pouvoir. Se contenter de leur dire « vous êtes un enfant du Soleil » ne suffit pas à saisir toute la portée de cette révélation, ni la nouvelle réalité qu'elle implique. Ils resteraient à jamais des enfants. Le voyage est inévitable. Ils doivent se transformer, et par là même, leurs mondes se transforment – tout en dépend. Surtout, tout est en danger et ils seraient impuissants face aux monstres.
L'enfant du Tueur de Monstres est conçu lorsque la Femme Changeante, se sentant seule, quitte son hogan. S'endormant au soleil, elle se réveille fatiguée et en sueur, et aperçoit des empreintes de pas venant de l'est. « … elle espérait que ce n'était pas le Grand Géant, qui venait la voir de temps à autre. Car elle avait vu des géants enlever des filles » (35). Métaphoriquement, il s'agirait du monstre de l'illusion attirant les jeunes filles. Puisque le Soleil est le père, la conception de la Femme Changeante est donc une grossesse et une naissance spirituelles. La seconde naissance est également de nature spirituelle. La conception a lieu lorsqu'elle se lave dans une mare formée par l'eau qui goutte dans un canyon. Toujours inquiète des monstres, elle cache les bébés en creusant des trous près du feu dans son hogan. La peinture de pollen représentant la montagne de la Femme Changeante et son hogan, comme le souligne le guérisseur Jeff King, est très sacrée car c'est là qu'elle a accouché et que la tribu Navajo s'est développée (90). Elle montre aussi les empreintes des jumeaux et les nuages sur lesquels ils marchent, d'où la Déesse Arc-en-ciel est prête à les emmener. Le tableau s'intitule « Le point de départ du guerrier ».
Ces conceptions et ces naissances révèlent le point de départ de l'aventure, tout en mettant en lumière le problème qui les amènera à découvrir leur identité, leurs forces, leurs sources de pouvoir et leur destinée. La dissonance, engendrée par la perception d'une simple illusion, révèle le déséquilibre et provoque le mouvement. Lorsque ce déséquilibre atteint son paroxysme et que la réalité n'est plus qu'une surface superficielle, il crée un monstre qui se nourrit de sa profonde conviction de sa propre importance et du pouvoir qu'il s'octroie pour dominer autrui en manipulant des désirs et des peurs naturels dans un état, mais contre nature dans un autre. La transformation est impérative. La croissance et le changement sont indispensables. Ce déséquilibre se manifeste à de nombreux niveaux. D'abord, au niveau personnel, où, tel un nourrisson en détresse, l'être humain attire l'attention de son environnement et de son entourage pour se centrer entièrement sur lui-même. Si cet état est naturel pour un nouveau-né qui apprend à respirer et à avoir confiance en la vie (et qui doit développer force, confiance et, plus tard, courage), cette aspiration désespérée à être le centre de l'attention devient totalement contre nature une fois que les forces et la confiance sont acquises. Le premier pas vers la vie ne peut jamais être franchi (et plus tard, le saut héroïque nécessaire pour suivre sa vocation). Le besoin de maintenir l'illusion d'être au centre, l'incapacité à embrasser les exigences de la vie, prend alors naissance d'une autre source qui perçoit autrui comme un reflet et non comme une émanation de la merveille même de la vie. La vie n'est plus perçue pour ce qu'elle est, mais comme un ensemble d'illusions construites et l'énergie et les efforts extrêmes déployés pour les maintenir. Au lieu d'un instinct naturel de grandir et de s'épanouir à travers des états naturels, le désir de manipuler et de contrôler prend le dessus, rivalisant sans cesse pour ce même centre infantile. Surgit la peur puérile que l' attention se détourne et que le fait d'être perçu comme la source de la vie – qui n'est plus une véritable subsistance – soit perdu. Cette croissance entravée se nourrit également du besoin d'être « spécial » à ce stade et doit maintenir tous les autres dans l'insignifiance afin de propager l'illusion. C'est le monstre intérieur, le déséquilibre qui refuse de changer et se nourrit des autres.
La force vitale de la transition
À un autre niveau, le refus du changement et de la croissance a une portée sociale qui révèle un déséquilibre bien plus profond. Culturellement parlant, le maintien d'un centre de pouvoir mondial fondé sur les désirs et les peurs que l'on peut instiller dans le cœur des individus ne constitue pas le fondement d'une structure sociale saine et évolutive, dotée d'une vitalité naturelle et susceptible de posséder des forces et une confiance intrinsèques. Ce déséquilibre est manifeste dans la destruction et l'anéantissement que cet État inflige à ses propres eaux et terres, et qu'il perpétue pour asseoir sa centralité. Le désir de « tout posséder » dans cet État est une illusion, fondée sur ce que l'esprit humain peut concevoir comme « nécessaire », une conception inférieure à une perspective plus vaste, reléguée au rang d'« irréelle » – seules les illusions et leur maintien importent. La crainte que le nécessaire disparaisse si cet abus n'est pas perpétué est elle aussi une illusion. Le patriarcat repose sur cette peur de devoir définir et contrôler la nature et l'univers afin de maintenir l'illusion de l'omnipotence des structures humaines. Cette vision du monde paraissait très étrange et extrêmement égocentrique aux Amérindiens qui furent contraints de l'accepter. Les guérisseurs étaient conscients de ce profond déséquilibre qui exigeait une transformation culturelle radicale. Ils constataient qu'en Amérique, la nature se heurtait de plein fouet à cette structure sociale.
Ce déséquilibre, pourtant, est un moteur de transition. Au sein des illusions, il est difficile d'en percevoir la nécessité. Il est néanmoins « cette étincelle de chaos qui transforme l'immobilité ou l'ordre en vie en mouvement » (85) et par laquelle, « étape par étape, sous l'impulsion d'une dynamique inexorable, le possible [devient] réel ; […] [et] s'épanouit dans toute sa beauté » (86). Tel est le but du voyage transformateur.
S'aventurer dans l'inconnu
Ainsi, dans cette courte cérémonie navajo, l'appel lancé aux deux héros les plonge dans l'inconnu, dans le danger et le possible, les entraînant vers ce qu'ils doivent devenir – ce qu'ils ignorent encore (et ce que l'initié de la cérémonie navajo ignore également). Si cela reste inachevé, cela leur est inaccessible. La vie, telle qu'on peut la connaître, leur serait alors fermée. À chaque étape des épreuves, les deux héros se voient révéler les vérités, reçoivent des intuitions et des talismans, et sont guidés vers la connaissance véritable. Souvent, par exemple, Petit Vent agit comme une voix intérieure, dictant les paroles et les actes à accomplir. Il est aussi la « personnification mythique du souffle vital… le microcosme réside dans le souffle de vie » (77). Parmi les autres figures protectrices figurent la Femme Araignée et la Fille du Soleil, qui incarnent des forces de guidance et de protection semblables à celles d'Athéna et de Nausicaä dans l'Odyssée . Il se pourrait d'ailleurs que ce soit ce à quoi Campbell fait référence dans ses conférences lorsqu'il cite Goethe : « L'éternel féminin nous attire ». L'initié découvre d'où viendra l'aide : de cette voix intérieure, des forces naturelles, du flux naturel, de cet attrait et de cette protection pour la vie. La Femme Changeante, à l'instar de Pénélope, est cette force irrésistible qui ramène l'expérience à la réalité, tant dans sa création que dans son attente. Toutes rendent cette transition possible. C'est le seul moyen d'atteindre la maison du Soleil, la maison de leur père, où les épreuves de caractère et d'identité atteindront leur apogée avant qu'elles ne reçoivent la reconnaissance et l'ouverture d'esprit qui en découle.
Il s'agit d'une quête d'illumination avec tout ce qui est, une quête perçue comme optionnelle dans la culture occidentale, un chemin de vie rarement emprunté ou réservé aux extrêmes, une culture préférant rester enfantine avec ses jouets. La vision du monde navajo n'est pas considérée comme désirable. Elle ne paraît ni puissante ni belle au premier abord, mais ses aspirations sont profondes. En Amérique du Nord, on trouve de nombreux avantages et facilités à s'épanouir personnellement et à consolider ses croyances, tout en préservant le statu quo. Les limites de cette approche ne sont pas facilement perceptibles, si ce n'est une profonde disharmonie et une dissonance, et comme l'écrivait Yeats : « Tout s'effondre, le centre ne tient plus. » Comme mentionné précédemment, il s'agit de cette « dynamique insoutenable ». La discorde règne au lieu de l'harmonie. Le désir et le confort l'emportent sur le courage et la voix intérieure. Cette voix intérieure, au-delà de la raison et de la rationalisation, n'existe pas. D'ailleurs, pourquoi gâcher sa vie pour s'illuminer ou pour voir le monde différemment ? Dans cette épreuve, cependant, les héros n'ont d'autre choix que d'affronter la discorde : le déséquilibre est total et la vie est comme suspendue. Lors de cette cérémonie navajo, les initiés sont eux aussi confrontés au déséquilibre de la Seconde Guerre mondiale et devront affronter cet ennemi. Ils sont préparés d'une manière qui leur échappe jusqu'à ce qu'ils en prennent conscience. Les guérisseurs, quant à eux, sont pleinement conscients des déséquilibres et de ce qui sera réellement nécessaire au héros pour remporter une guerre d'une nature différente de celle qu'il perçoit au premier abord. Dans les légendes navajos, depuis l'origine, la Terre est menacée par les « monstres ». Cela limite la vie, l'empêche de croître et de se réaliser pleinement, d'atteindre la vie telle qu'on peut la connaître (c'est-à-dire l'inconnu, et donc peu recherchée par autrui). C'est à ce moment précis que l'élément individuel, l'héroïsme, provoque cette transition et cette croissance, et que les héros empruntent la voie qui leur est propre. C'est le « saut héroïque » intérieur des héros qui permettra à l'humanité d'accéder à ce qui est désormais possible. (Même à ce moment-là, la force surnaturelle se met en mouvement et la Femme Arc-en-ciel est là pour les emmener.)
Il y a une valeur dans ce que la réalisation peut ramener, mais cette valeur demeure insaisissable. De l'extérieur, cela ressemble à une perte totale. Pour la Femme Changeante, par exemple, ses fils semblent avoir disparu. Pourtant, grâce à son propre état d'être et à son observation des éléments environnants, elle sait qu'ils sont partis pour la Maison du Soleil. Elle craint toujours pour eux (36) et vit elle-même dans la peur. Les épreuves que doivent traverser les héros sont impossibles, et à juste titre. Les humains, avec toutes leurs croyances et leur foi en eux-mêmes, ne peuvent y accéder ; ils n'y sont pas les bienvenus et périront durant ce voyage. Les éléments de ce type d'épreuve sont similaires aux rites d'autres cultures menant à l'éveil. L'accès leur est interdit pour cette raison : la pensée, le moi et la raison sont impuissants face à la nécessité de comprendre quelque chose qui les dépasse. Il n'y a pas d'autre voie. Durant cette épreuve, les jumeaux héros entendent sans cesse que « les Terriens n'ont rien à faire ici ». Durant ce chemin périlleux, marqué par le lâcher-prise progressif de cette croyance inébranlable, d'autres forces se manifestent, apportant leur soutien. Selon Campbell, un autre point commun à cette expérience, que l'on retrouve dans d'autres cultures, est l'étroitesse du passage, presque impossible à franchir. C'est le cas ici lorsqu'ils tentent d'entrer dans le trou creusé par la Femme Araignée : trop petit, il leur suffit pourtant d'être franchis lorsqu'elle leur assure qu'il est suffisamment grand. Il s'agit de plus en plus d'un « dépouillement » du corps¹ et d'une écoute nouvelle. Leurs idées préconçues sur leurs besoins se heurtent à leurs véritables besoins. Tout au long du parcours, ces forces bienveillantes, notamment les forces féminines qui les guident, constituent un élément essentiel qui entre en jeu de manière manifeste et sans lequel le voyage serait impossible.
L'affirmation de la féminité : une vie toujours active
La guidance de ces forces féminines (parfois une interaction entre le masculin et le féminin), à l'instar de l'Odyssée , vise à permettre un retour à la vie grâce à la transformation radicale intérieure induite par les héros. La première d'entre elles est une vieille femme qui démontre que les préoccupations liées au corps et au vieillissement les épuisent. Lorsque les héros s'engagent sur son chemin, malgré ses avertissements, ils s'affaiblissent, vieillissent, se lassent et deviennent incapables de poursuivre leur route. Pour accéder à la puissance féminine dans toute sa grandeur, cette transition est nécessaire : « La vieillesse est cet aspect mortel de la déesse que tous doivent transcender avant d'entrer dans la sphère de sa sagesse supérieure » (65). Le pouvoir guérisseur du chant est mis à contribution : elle chante un chant sur la vieillesse, évoquant les quatre directions pour englober toute chose. Elle leur chante ce chant pour les rajeunir. Elle leur redonne des forces, mais ce n'est que la première étape pour se libérer de leur obsession du corps, dont ils devront lâcher prise pour accéder à un nouvel état d'être. C'est ce qui se produira continuellement sur le chemin de la Maison du Soleil. S'ils parviennent à revenir, leurs corps seront complètement transformés et perçus d'une manière radicalement différente. Cela leur révèle aussi leur préoccupation excessive pour le temps, qui, dans son écoulement, est une dimension essentielle de la vie à reconnaître. Tout en agissant pour la vie, ces forces féminines œuvrent aussi puissamment à son rééquilibrage : la vie doit être pleinement vécue. L'ego et l'enfance doivent être dépassés, et c'est ainsi qu'on y parvient. La guerre et le meurtre fauchent des vies, et lorsque le déséquilibre atteint un tel point que la mort ou l'ego prennent le pas sur la vie, ce voyage est inévitable. Ainsi, à l'instar d'Athéna, la Femme Araignée accompagne les héros qui entreprennent ce voyage. Comme le souligne Campbell à propos du déséquilibre engendré par la guerre et la mort dans l'Iliade , dans l'Odyssée , les personnages « apprennent la vie auprès de la déesse » (143). De même, ici, leurs « principales expériences transformatrices sont liées au principe féminin ». La dissonance dont elles sont issues est symptomatique de ce même phénomène : « elles viennent d'un monde qui a rejeté et nié le principe féminin » ( Déesses 162), la création et le développement de la vie, c'est-à-dire la vie sous toutes ses formes. L'état de danger auquel sont confrontées la Femme changeante et Pénélope illustre également ce manque de respect et cette instrumentalisation du féminin et de sa capacité à être, à engendrer et à créer la vie. Cela révèle aussi le manque de respect et la sous-estimation dont elles sont ainsi victimes.
Cependant, les héros de cette épreuve ne sont pas censés bénéficier de cette aide surnaturelle. Seul le cœur héroïque triomphe. C'est un secret intérieur, enfoui au plus profond de l'âme. L'épreuve vise à briser la dépendance au monde physique, pourtant les pouvoirs des déesses soutiennent l'héroïsme, ce qui peut transformer la vie. La Femme Araignée, en l'occurrence, offre aux héros des plumes à serrer contre leur cœur pour les protéger et les aider dans l'épreuve. Elle leur donne aussi de la turquoise et des coquillages blancs pour « fortifier leur cœur et leur donner du courage » ( Where the Two 40). Ce ne sont pas de simples symboles, mais des reconnaissances intérieures ; des transitions en soi, vers l'acceptation de ces forces puissantes à l'œuvre. Ce n'est pas quelque chose à afficher, mais à ressentir au plus profond des guerriers. Ils doivent s'en remettre à cette force vitale qui les guidera et qui les attend, et avoir confiance en ces forces agissantes. La vie, et en particulier la force régénératrice de l'héroïsme, est ainsi protégée et guidée vers l'épanouissement. Ce voyage ne concerne pas la mort, mais la mort de l'ego et la mort de l'individu isolé ; il s'agit de la pleine réalisation de l'univers et de la vie, pour finalement vivre en interaction égale et devenir une force puissante.
Tout au long de leur périlleux voyage, ils ont l'impression d'être sur le point d'être mis en pièces, écrasés et transpercés par les circonstances et les forces qui les entourent. Ces pensées les terrifient. Les plumes de la Femme-Araignée, leur propre souffle et les chants que leur a insufflés Petit Vent les aident à persévérer, ainsi que d'autres aides surnaturelles, comme celle de l'Homme Arc-en-ciel, désormais le pendant de la Femme Arc-en-ciel qui les avait déjà aidés lors de ce saut. La beauté de ce que leur a donné la Femme-Araignée leur est d'un grand secours. Lorsque leurs propres chants se révèlent inefficaces, dans un épisode où les Insectes d'Eau, d'apparence joyeuse et enjouée, font mine de laisser les héros traverser l'eau, mais les encerclent et leur refusent le passage, les héros entendent un chant. Ce sont les plumes de la Femme-Araignée qui chantent près de leurs cœurs. Après ces chants, les héros parviennent enfin à suivre les conseils de Petit Vent et à repousser les Insectes d'Eau grâce à leur énergie vitale renouvelée. La présence de ce que la Femme-Araignée leur a apporté est une force vitale qui les fortifie. L'instant d'après, ils arrivent au point où la vaste étendue d'eau rencontre le ciel, avec les quatre montagnes sacrées. On leur demande alors de reconnaître la première montagne comme la Femme Montagne, puis l'eau comme la Femme Eau. En ce lieu de rencontre essentiel entre la terre et le ciel, où la vie et le spirituel s'unissent, ils reconnaissent le féminin sous sa forme visible, et éprouvent une profonde gratitude et une contemplation de la beauté de la vie.
Sur l'eau et pourtant dans le ciel se dresse la Maison du Soleil. La fille du Soleil, à l'instar de Nausicaa dans l'Odyssée , est jeune mais se met en route pour leur venir en aide. Elle les guidera non seulement à travers la Maison du Soleil, mais, comme Nausicaa, les assistera également dans l'acquisition de leurs nouvelles identités. Ulysse y révèle sa véritable identité, dans la maison de son père, et se prépare alors à rentrer chez lui. C'est là que les jumeaux, sur le point de retrouver leur père, le Soleil, sont mis à l'épreuve. Après avoir traversé l'épreuve de la purification grâce à la fille du Soleil et échappé au poison grâce à une chenille arpenteuse, entre autres, les jumeaux commencent à embrasser leur véritable identité : ils s'associent à leurs couleurs (et donc à leur véritable nature), l'aîné au noir, le cadet au bleu. L'aide de la fille du Soleil s'étend plus tard jusqu'à ce qu'elle façonne leurs nouveaux corps et traits pour qu'ils ressemblent à ceux de son père. Ainsi, elle façonne leur nouvelle manière d'être physiquement au monde. Cela montre donc que le féminin est présent tout au long du voyage. Cela participe à la prise de conscience qu'il existe bel et bien des forces à l'œuvre et qu'auparavant, seuls, les héros étaient limités et insignifiants.
De retour sur Terre, le féminin, sous ces aspects, se réalisera et donnera vie à leur monde. Car ce voyage vers la Maison du Soleil n'a pas seulement été une épreuve pour les héros, mais aussi une épreuve pour ce qu'il y a d'héroïque dans la vie elle-même, tant masculin que féminin, faisant ainsi de la présence féminine l'égale de la vie, désormais reconnue comme son expression immense et puissante. Ce lieu sera doublement reconnu comme le point d'origine de cette vie surnaturelle sur Terre. Il deviendra l'équivalent physique de tout ce qui a été réalisé dans cette aide surnaturelle. Ici, dans le monde physique, il s'agit de l'univers terrestre, perçu comme la déesse/mère et désormais aussi comme le lotus/la montagne, que Campbell compare au mont Sumeru des Hindous, symbolisant la réalisation de ces aspects de l'être. Cette montagne, dans sa représentation, a la forme d'une pyramide brisée à son sommet. Un « vaste lotus à quatre pétales du monde », où « l'univers terrestre se situe au sein de la déesse-mère, à hauteur de sa taille. Dans la partie inférieure de son corps se trouvent les enfers et dans la partie supérieure les cieux » ( Where 66-67). C'est l'univers spirituellement animé, en perpétuel mouvement, désormais visible vivant là où il était auparavant invisible. Ce qui était physique n'était qu'un corps. À présent, c'est un univers pleinement vivant, fonctionnant comme un tout et connaissable à travers ces formes humaines éphémères et changeantes. C'est une transition complète par rapport au déséquilibre que Campbell met en évidence dans ses conférences lorsqu'il affirme : « La culture moderne a désacralisé notre environnement et nous pensons que pour aller en Terre sainte, il faut aller à Jérusalem. Les Navajos diraient : " C'est ici, et c'est toi" » ( Goddesses 19). Sa vitalité était incompréhensible, et pourtant elle n'a été perçue qu'après ces transitions profondes de la psyché, permettant de voir ce qui est et ce qui peut être.
La dynamique occidentale
Il n'est pas dans notre nature occidentale de nous soumettre à des leçons apparemment simplistes et indignes de nous, ni de consacrer le temps et les efforts nécessaires. C'est un autre aspect qu'il faut repenser pour que ces rites puissent révéler toute la richesse insoupçonnée qui nous attend. Cela montre aussi pourquoi cette démarche est d'autant plus nécessaire. Tandis que les initiés découvrent les dynamiques jusqu'alors inconnues de leur propre fonctionnement intérieur, liées à l'ordre naturel des choses à toutes les échelles, un rejet est possible, car l'initié souhaite vivre sa vie à sa manière, selon ses propres choix, pour exprimer son individualité. Il existe indéniablement une dynamique personnelle qui parachèvera le guerrier, déterminant sa force de caractère et ce qui est requis pour ce que Campbell appelle le « saut » nécessaire à l'aventure et à la dynamique de ce qui suivra. Ce saut, c'est sa propre vie. Campbell exprime la réponse ainsi :
« … la conformité avec le sens profond de la nature engendre force, victoire et sagesse. Mais ce sens de la nature ne s’acquiert pas facilement… Le problème, en effet, est de gagner une zone au-delà de toute pensée de commodité et de s’y établir durablement ; une zone hors des préjugés guerriers des démons et des dieux, où tout sera compris à l’aune de la portée cosmique du drame. Le héros… y retourne pour jouer son rôle, avec une conception de sa place dans la structure globale de l’œuvre et une confiance en sa fonction… » (55).
Il est donc nécessaire de maîtriser son ego pour atteindre ce point. La dynamique personnelle intervient dans la mise en œuvre de cette démarche, au-delà de la simple découverte de la source du pouvoir et de la véritable identité. C'est dans ce sens que Campbell affirme :
Depuis la nuit des temps, et partout dans le monde, le mythe et le rite ont eu pour fonction d'harmoniser l'esprit et le cœur humains avec la Volonté divine. Selon la sagesse antique, un individu ou une communauté qui connaît cette harmonie devient un vecteur de pouvoir régénérateur du monde (54).
Face à cette force immense et à la vigueur acquise grâce à une vision claire et indubitable, la volonté individuelle est médiocre, infime, perdue et faible et, selon le guérisseur, condamnée à une « vie courte » et, de surcroît, rongée par des angoisses et des démons intérieurs insurmontables. Le processus montre :
L'une des fonctions du rite et du mythe est d'harmoniser l'esprit de l'individu avec le processus global, et cette harmonie est vécue avec joie comme une libération des peurs et des espoirs illusoires de son ego particulier. Un souci excessif de cet ego déséquilibre l'individu ; il perd le contact avec l'harmonie du tout ; il devient un monstre d'égocentrisme – mais aussi de terreurs morbides ; car, en réaction à son insistance disharmonieuse sur les fixités de sa propre existence, les énergies de son abîme primordial, dans un contrepoids fluide et titanesque, se sont accumulées contre lui. Par sa peur même d'elles, il les a invoquées de toutes ses forces contre son mode de vie (86).
Pour le guerrier initié, cependant :
Le héros à l'esprit et au cœur justes se meut au rythme même du destin ; son intention et la pleine possibilité de l'instant ne font qu'un. Le temps se prête à son œuvre révélatrice. Par lui, le dessein du monde s'incarne. Ainsi, le Destin lui-même, la mère du monde, qui maîtrise jusqu'au mouvement du soleil, est la protectrice de son action infaillible (64).
Transition Navajo
Pour que cette plénitude soit pleinement réalisée, le voyage doit être accompli dans son intégralité, depuis leur propre initiative jusqu'à la reconnaissance du père, et retour. Chaque étape est importante en soi, de par la réaction de l'initié et l'enseignement qu'il en retire. Pour Monster Slayer et Child Born of Water, l'une de leurs premières épreuves consiste à rencontrer le monstre Sand Dune Boy sur les sables blancs, qui, comme le souligne Campbell, représentent « les limites du monde vivant des Navajos. Au-delà, l'inconnu règne. Mythologiquement, Sand Dune Boy est ici le gardien du monde… En le dépassant, les héros franchissent les limites du contrôle humain » (69). Ils parviennent à franchir la première des quatre collines en chantant et en priant le monstre. « N'ayant jamais été traité ainsi auparavant, il les laissa passer la première colline. » Dans son analyse de l'Odyssée et en relation avec d'autres épopées et tragédies grecques, Campbell souligne que ce traitement respectueux et humain de l'autre camp est « typiquement grec » ( Déesses 155). Dans l' Iliade , œuvre guerrière, il montre une différence, avec la dégradation des vaincus, comme dans l'Ancien Testament également marqué par les conflits. Campbell fait aussi remarquer que dans la déclaration de guerre de la Bhagavad-Gita, il ne peut y avoir ni peur ni désir, car « Ce que l'épée ne peut atteindre, la pluie ne l'humidifie pas » (cité dans Déesses 157). C'est ainsi que les deux héros ont surmonté le monstre grâce à cette connaissance intérieure. Les deux héros sont ici assurés de cette certitude et de l'aide qu'ils reçoivent pour s'en sortir. Dans son commentaire sur Là où deux sont venus à leur père , Campbell montre : « Pour ceux qui sont inaptes au passage, les veilleurs à l'horizon représentent un obstacle insurmontable, mais pour le héros, dont la naissance est ancrée dans la Montagne autour de laquelle on se déplaçait, le passage est d'une simplicité surprenante » (69).
C’est ainsi qu’ils franchissent les trois collines suivantes, en les numérotant. Et c’est là, et c’est important, que « les premiers nombres furent créés… un, deux, trois, quatre ; et puisque quatre était le dernier de ces nombres, il est le plus puissant » (37). La Déesse Arc-en-ciel est là pour les guider à travers les collines. Ainsi, à chaque épreuve, les héros font preuve de conscience, franchissant une barrière humaine réservée à ceux qui sont prêts. Ils apprennent déjà à aborder les situations, à reconnaître et à accepter l’aide dont ils doivent être l’instigateurs, et à comprendre le cours des choses. C’est à ce moment précis que les nombres sont créés et nommés – lorsqu’ils quittent le monde humain pour entrer dans le nouveau monde spirituel. Ils acquièrent ainsi une signification spirituelle. Cela montrera également l’importance de leurs noms, obtenus en dernier, et comment ils deviennent la force de quatre guerriers.
À mesure qu'ils acquièrent des connaissances, leurs capacités d'action concrètes augmentent également, l'une alimentant l'autre. Campbell a écrit à ce sujet :
Les chants et les prières adressés au monstre montraient que les héros incluaient dans le champ de leur sagesse une compréhension de la dignité cosmique de cette créature gardienne, l'avaient dépassé, c'est-à-dire dans leur connaissance, et étaient donc en mesure de le dépasser en acte (69).
Chaque étape est révélatrice de ce qu'ils découvrent à l'extérieur, un signe de ce qu'ils réalisent à l'intérieur (69). Ils franchissent des obstacles infranchissables pour des héros moins valeureux : les Roseaux de la Coupure, le Rocher des Étreintes, les Hommes-Queues de Chat qui Poignardent, et les Hommes-Punaises d'Eau qui les encerclent avant même les épreuves du Soleil. De plus, ils sont destinés à surpasser les monstres extérieurs à cette épreuve, car ils connaissent le « secret supérieur et démontrent ainsi le caractère illusoire des peurs qui limitent la vie », devenant intérieurement bien plus grands. Selon Campbell, c'est ainsi qu'ils sont destinés, car le monstre n'est qu'un aspect inférieur du divin (70), ne perçoit que des reflets et s'emploie à les détruire. Le monstre ne peut voir le réel, car cette épreuve consiste à le distinguer et à devenir le réel – des épreuves et une transformation que le monstre ne pourrait jamais traverser. « Il est dans la nature des monstres de confondre le reflet avec la chose. L’accent déplacé est le sens même de la vie d’un monstre. En effet, les monstres du présent récit ont eux-mêmes été conçus et sont nés d’un accent déplacé » (77).
C’est après toutes ces épreuves que le tableau d’ensemble commence à se dessiner. À mesure que le microcosme s’équilibre au sein de l’initié, les ramifications plus vastes des actes héroïques sont amplifiées en énergie et en portée : les héros ne reçoivent pas seuls leur armure, mais avec deux Êtres du Tonnerre à leurs côtés, revêtus de la leur par le Soleil. Tous quatre sont identiques, symbolisant ainsi l’égalité des attributs des héros avec ceux des Êtres du Tonnerre. Même la stature des héros, dont les muscles et les traits physiques ont été renforcés et sublimés, témoigne que le changement, bien qu’intérieur, est à la fois perceptible et visible. On révèle aux héros leur véritable nature, maintenant qu’ils ont abandonné leurs perceptions limitées et fragiles. Lorsqu’ils sont conduits dans une pièce aux couleurs si dynamiques et scintillantes qu’« elles étaient si intenses qu’on ne pouvait les contempler qu’une seconde » (45), il devient évident que la transformation dépasse l’entendement humain. La présence des Êtres du Tonnerre est puissamment intimidante, tout comme celle des héros à présent. Leur conscience pleinement ouverte, ils ont transcendé leurs anciennes limitations. Ils savent désormais qu'ils possèdent, comme le Soleil, ces puissants pouvoirs naturels. Jeff King prend soin de l'ordre des éléments lorsqu'il décrit le blindage :
Sun ordonna à Tonnerre Noir de se placer à la gauche de l'aîné et à Tonnerre Bleu de se placer à la gauche du cadet. Il apporta toutes les armures de la pièce et les étendit sur le sol. Sun habilla d'abord Tonnerre Noir de chaussures de silex et d'une armure, puis l'aîné ; ensuite Tonnerre Bleu, et l'autre garçon ; jusqu'à ce que tous aient des chaussures de silex, des casques et des armures (46).
Cet ordre précis souligne l'importance accordée à l'aspect central : le jeune garçon bleu, plus contemplatif, habillé en dernier. La force de cette dynamique réside dans cet état profond de douceur, de réflexion et de connaissance sereine – autant d'attributs liés à l'essence même de l'être, « né de l'eau ». Chez l'initié de ce rite cérémoniel – qui possède désormais la force et l'identité des quatre guerriers – cet ordre et cette importance doivent être compris. C'est ce qui permet de rendre visible et compréhensible la bienveillance et la douceur apparentes et pleinement réalisées du guérisseur et de ses cérémonies. Sa puissance et sa compréhension émanent d'un espace intérieur de réflexion et de connexion. Il est si pleinement conscient de sa place et de ses « contreparties » que son être profond s'écoule avec une intensité absolue, imprégnant toute sa plénitude.
Tandis que les héros perçoivent désormais leurs doubles et accèdent à une compréhension inédite de la totalité, dans cette dimension où tout se duplique et s'amplifie, le Soleil leur demande de se tenir sur deux tapis de bison, symbolisant ainsi, dans leur propre monde, la réalité de ce royaume spirituel. Après avoir revêtu leurs armures avec le Peuple du Tonnerre, et dans cet ordre, le Soleil leur remet alors le symbole intérieur, leur esprit intérieur, le cadet intervenant en dernier.
Le Soleil prit une image d'homme en jais, d'une dizaine de centimètres de long ; elle pouvait bouger mais pas parler. Il la mit dans la bouche du frère aîné pour qu'il l'avale ; puis, le Soleil posa sa main sur sa poitrine et la pressa pour qu'elle se tienne droite et reste immobile. Il fit de même avec le frère cadet, mais l'image était en turquoise. Le Soleil dit : « Désormais, on ne doit plus jamais faire cela aux gens. Mais vous pouvez leur donner un petit morceau de jais, ou de turquoise, à avaler » (46).
Chaque pas est une nouvelle révélation. On leur demande de se promener pour s'habituer à leur armure (et à leur présence réelle) juste avant de recevoir leurs noms : Tueur de Monstres, puis Enfant Né de l'Eau. C'est le moment de la prise de conscience : « Voilà qui je suis », avec la conscience profonde de son étendue. Il y a désormais une telle profondeur d'être que cet état est un état de sérénité et d'assurance totales, tant dans la capacité d'agir que dans une équanimité intérieure insurpassable. C'est un état en harmonie avec tout l'être. Lorsqu'ils partent, ils sont quatre, car deux autres arrivent : Élevé Sous Terre et Petit-Enfant Changeant, leur dynamique et leurs couleurs, désormais jaune et blanc, doublées. On dit aux héros jumeaux :
« Quand vous descendrez sur terre et commencerez à tuer les monstres, vous ne devez pas le faire sans ma permission. Et après que vous les aurez tous tués, je vous aiderai de nouveau. Sortez et mettez-vous en file indienne face à l'est. » L'aîné dit : « C'est ce que nous voulions que tu dises, Père. » Et le cadet dit la même chose, mais il s'adressa à Sun en l'appelant Grand-père (46).
Rien n'a compté que la transformation de leurs états intérieurs, et de là n'émerge aucun désordre. C'est l'état d'être le plus puissant. Campbell le décrit ainsi : « Les âmes-manikins de leur plus haute puissance, les âmes-noms qui les attendaient de toute éternité dans la demeure du Père, leur stature propre, leurs couleurs propres, leurs formes divines glorifiées, tout cela est désormais en leur possession » (75). Si tout le reste a dû disparaître pour que la transformation soit possible, le retour à leur propre monde doit se faire harmonieusement, car il a aussi son pendant : leurs états intérieurs ont été la transformation qui leur permet de voir ce qui est. Cela se manifeste lorsqu'ils doivent être capables d'identifier les montagnes de leur monde avant d'y retourner. Ils sont maintenant capables de se connaître eux-mêmes, de connaître leur identité et de comprendre leur nom, et de même, ils doivent connaître le pendant de cet état d'être. Ils doivent savoir quelle montagne est laquelle, car ils s'identifieront désormais profondément à l'ancrage et à la nature même de leur lieu d'origine : le lieu, comme l'affirme Campbell, « agit sur nous » de manière imperceptible, nous dépouillant de toute idée préconçue de domination et de toute dépendance à la raison comme mode de connaissance, les éléments agissant avec force selon leur propre voie d'influence : intérieurement, sur la psyché. Le lieu révèle silencieusement et progressivement comment ne faire qu'un avec lui et quelle est notre véritable nature par rapport à lui. Campbell décrit l'influence particulière du Sud-Ouest américain lorsqu'il déclare : « C'est un récit né d'une interaction merveilleuse entre les mesas de cactus, les grands paysages et les couleurs des silences primordiaux de l'Amérique, et l'âme humaine » (62). Ses descriptions révèlent l'effet profond et intense de cette influence.
Les contours immuables du monde navajo, peu d'entre nous les connaissent. Le mont Taylor, Black Rock, le lac Black Water, le pic Blanca, le pic San Francisco et les monts La Plata ne nous confrontent pas, jour et nuit, à leur silence insondable. Nous n'entendons pas les hurlements du coyote, ce félin redoutable. Les éclairs, les arcs-en-ciel et le tonnerre, sous toutes leurs formes, ne nous apparaissent pas comme les signes d'une puissance obscure et omniprésente : nous les avons expliqués mécaniquement ; ils ne sont plus pour nous plus aussi mystérieux que l'univers lui-même (61).
Cette « intention universelle » méconnue doit s'aligner sur la « déclaration humaine » dans leurs actions. C'est intérieurement le lieu d'où ils peuvent agir avec puissance. Cet environnement informe, soutient et protège leurs âmes afin qu'elles n'agissent pas par peur ou par désir d'autres résultats. Les profondeurs de leur être se sont rallumées et cet alignement avec le lieu les anime de ses pouvoirs qui agissent éternellement au plus profond de la psyché et à travers l'humanité, grâce aux forces puissantes de cette « dimension oubliée du monde que nous connaissons » ( Hero 217). Leurs montagnes s'élèvent naturellement vers les cieux, touchant l'éternel tout en étant inébranlablement ancrées. Leurs forces sont vivantes et ne peuvent être considérées comme vides : toutes les forces convergent vers un autre plan d'existence, conscient et harmonieux. Cette prise de conscience, elle aussi, précède l'action car elle les guide. De même que leurs propres centres devaient être reconnus, leurs foyers doivent l'être également et résonner désormais de la profondeur de la connexion et de la puissance. En connaissant leur origine – celle de la jeune fille née des ténèbres et de l'aube, menacée par le « déplacement de l'attention » et ses démons, celle du Soleil et des eaux en mouvement (« le champ de l'énergie suprême », p. 72) – et tout ce que cela implique, ils savent qu'ils sont nés pour ce lieu, ce temps et ce rôle, et tous ont désormais saisi la portée spirituelle de cette mission, bien plus vaste que l'ego ou la volonté humaine d'antan. Ce qu'ils y apporteront, c'est cette expression créative et spirituelle pour laquelle leur âme est désormais préparée. De là découle un ancrage dans l'imperturbabilité et une élévation – force et sérénité à l'image de leur propre montagne, le lotus du monde, qui leur a été littéralement donné pour cette expression : l'expression du monde entier. Tout cela s'est produit avant qu'on leur remette leurs « armes », ou ce que l'on peut considérer comme les outils nécessaires à leurs tâches, qui prendront désormais leur source intérieure. Petit Vent leur explique comment reconnaître les quatre montagnes directionnelles : les couleurs du brouillard au-dessus de chacune d'elles, à l'est, au sud, à l'ouest et au nord. Mais c'est la cinquième montagne qui leur appartient. Petit Vent leur en révèle le nom et comment l'identifier : « Sur la Montagne Autour de laquelle On S'est Déplacé, le brouillard scintillera ; et dites-lui que c'est de là que vous êtes partis et que vous y retournez » (47). Les tâches peuvent facilement se focaliser sur l'« extérieur », pour des raisons autres que celles du centre de l'être. Les actions restent alors en dehors de cette sérénité, motivées par tel ou tel but, en dehors du travail intérieur, pour trouver une nouvelle raison ou chose à faire, car cela semble urgent ou important. Le retour au centre constitue la clé de voûte, le fondement d'une action depuis un lieu non divisé, où tout est entièrement un. Ils donnent les bonnes réponses et le Soleil sait qu'ils sont prêts à utiliser leurs armes, et qui plus est, sur terre. Il leur dit alors : « Je vous donnerai ma sagesse avant votre départ. Vous devez toujours l'utiliser et la transmettre, afin que ma sagesse demeure à jamais sur terre. » Il ne s'agit pas d'un ordre, mais d'une libération : elle les guidera dans leur expression afin qu'ils prennent constamment conscience de la puissance et de l'interconnexion de tout ce qu'ils disent, touchent ou font. Leur potentiel trouve une direction. C'est maintenant que, avant leur départ, « le Soleil leur donna une plume, différente de celle que la Femme Araignée leur avait donnée ». Tandis que la première plume avait été « un véhicule vers le monde d'en haut » (70) pour les protéger et les aider, la plume du Soleil symbolise la transformation : « énergie convertie, volonté affranchie de la mortalité, dynamique vitale entièrement purgée des scories terrestres, désormais libre de conduire l'esprit libéré vers son but ». Elle signifie que les héros sont désormais « intérieurement qualifiés », prêts et capables d'accomplir leur destinée. Leurs êtres sont montagnes, et pourtant ils font désormais partie des cieux, et sont même les cieux eux-mêmes.
Il règne un équilibre et une plénitude dans le microcosme, au sein de l'être qui prend désormais conscience des implications d'un tel état, et il en va de même dans le macrocosme, comme il en a toujours été ainsi : ils ne font qu'un. Le guérisseur Jeff King affirme : « La Maison du Soleil… est la même que la Maison de la Femme Changeante » (78), et cette réalisation unit tout, dans toute sa puissance : ils ont toujours été ensemble et n'ont jamais été séparés, seulement dans l'esprit. Retourner à leurs foyers est donc un état de toute-puissance. Comme dans l'espace, il en va de même dans le temps : où qu'ils soient, cette totalité est présente, à chaque instant, car ce qui est ici un passage cérémoniel à travers le temps et l'espace perçus est en réalité « éternellement et instantanément présent partout et à chaque instant ». L'action prend alors une tout autre signification et intervient après tout cela. Les rôles à accomplir sont d'abord ancrés dans l'éternité.
Dans cette perspective cosmologique, la montagne de la Femme Changeante, avec son hogan « à quatre pétales », devient la « montagne du lotus » du monde (66-67), et leur propre centre, ainsi que le foyer où ils retourneront, acquièrent une vitalité nouvelle, désormais visible : ce point central « est le milieu de l'univers ; ils sont nés au nombril même du monde, parfaitement centrés dès le commencement sur leur propre destinée et celle de leur peuple, au point de croissance de toute vie » (67). Ceci est valable au sens figuré comme au sens propre. Cela ne les rend pas supérieurs à quiconque, car ce point est possible partout. Leurs actions créeront désormais la vie de manières nouvelles et imprévues. Le monde s'ouvre. Grâce à cette transformation intérieure, tout est maintenant centré, et c'est de ce point que provient l'harmonie, tant intérieure qu'extérieure. Ce centre, d'abord éternel et intérieur, fondement de toute chose, a été éprouvé maintes et maintes fois jusqu'à atteindre cette plénitude première et nécessaire. Ils sont des expressions de l'univers. Il s'agit du lieu intérieur absolument indestructible – ce « lieu de paix », ce « lieu de sécurité et de protection », qu'il faut aussi comprendre comme leur montagne, présente à la fois en ce lieu et partout. C'est ce lieu qui rejoint les autres pensées et religions du monde : cet état de pleine conscience qui unit toute l'humanité et d'où émane l'harmonie. Elle ne peut émaner d'aucun autre centre, et c'est pourquoi les jumeaux sont constamment mis à l'épreuve et doivent savoir où ils retournent avant d'être autorisés à revenir. Le « retour » est l'accomplissement de la conscience, l'action à partir de cette conscience et la reprise de leur rôle au sein de l'humanité. Comme le souligne Campbell, ce mythe du « retour au père » est non seulement répandu à travers le temps et les cultures, mais ce lieu de conscience est également commun au bouddhisme, à l'hindouisme et au christianisme, comme en témoigne le livre de Job², et plus encore dans les Évangiles gnostiques³. Dès lors, la montagne acquiert une signification complémentaire : le lieu où retournent les héros et le point central sur terre « autour duquel s'opère le mouvement » : le centre de la conscience éternelle incarnée dans le temps et l'espace. Car une fois que les deux héros ont acquis leur stature intérieure, puis physique, et qu'ils prennent conscience de ce pendant central dans la vie, l'ordre et la vitalité de l'univers ne sont plus vides ni animés, et leurs rôles et identités ne sont plus inconnus ni aléatoires. L'univers se révèle ordonné et pleinement vivant.
La rencontre de l'esprit occidental avec les Navajos
L'émergence du féminin dans l'Odyssée et dans la mythologie navajo
La question qui se pose alors, compte tenu des similitudes majeures propres à l'humanité et essentielles à l'harmonie, est celle de savoir ce qui distingue le Sud-Ouest américain et sa mythologie, ce qui aurait pu entraîner son déclin et expliquer sa faible influence passée, malgré l'engouement précoce de grands esprits comme Joseph Campbell pour son mystère. À l'instar de sa légende du « retour au père », la nouvelle identité s'est avérée impossible à appréhender dans la conscience américaine ; elle n'a pu se manifester comme une pensée compréhensible, n'ayant pas quitté son berceau pour accéder à la connaissance. De ce fait, elle ignore ses propres montagnes. Elle ignore son foyer. Elle ignore ses vents. Elle ignore sa voix intérieure et n'écoute pas le mouvement des vents et des océans. (En réalité, elle souille ses vents et ses océans précisément parce qu'elle les ignore.) Elle ne se connaît pas elle-même. Des monstres de rationalisation et des distorsions existent. Le désaccord est total. La mythologie du Sud-Ouest apparaît ainsi vide, comme une simple comédie, à l'image d'une poupée. À l'image du paysage, il paraît austère, implacable, inanimé et vide. C'est ce jeune point de vue culturel américain qui a dû subir l'épreuve d'arriver, à tout prix, au « Soleil » du Sud-Ouest et se dépouiller de ses conceptions antérieures de soi et de son identité. (On peut dire que ce processus a commencé avec la redéfinition de la réalité par les guerres mondiales et les guerres ultérieures, comme celles du Vietnam et de Corée, qui ont semé la confusion quant à la fierté et à l'identité.) La mythologie du Sud-Ouest elle-même a dû subir un dépouillement culturel de son identité – mis à rude épreuve par sa résistance – mais démontrant ensuite clairement ce qui, en elle, est éternel et ne peut mourir : l'esprit et son lien avec toute chose, ce qui est infiniment plus important que d'avoir survécu à la brutalité, à l'économie et à l'imagination américaines, qui ne sont en réalité que des jeux d'enfants – ou aux épreuves du père (selon le contexte de l'arrivée). Surtout, l'esprit occidental n'a pas été capable de pleinement idéaliser la mythologie du Sud-Ouest ni de l'intégrer à une identité construite et inanimée. Elle est restée intouchable, éternelle et hors d'atteinte car ses profondeurs sont demeurées jusqu'alors méconnaissables et indéchiffrables. Sa rentabilité fut partielle et médiocre, la culture européenne et nord-américaine ignorant presque tout de son potentiel.
La mythologie du Sud-Ouest américain opère également un retour au féminin. Dans une analyse du déséquilibre culturel entre hommes et femmes dans l' Iliade (que Campbell qualifie de dominée par les hommes) et l' Odyssée (qui rétablit l'équilibre grâce aux forces féminines), Campbell écrit : « Nous sommes exclus de la vie normale, car il manque quelque chose : une relation saine entre l'homme et la femme » ( Déesses 162). Il affirme qu'il doit y avoir « le voyage visionnaire de la réintégration de l'homme et de la femme dans une relation réciproque », « ce que j'appelle une relation androgyne, dans laquelle l'homme et la femme se rencontrent en égaux » (161). Dans son commentaire sur Là où les deux vinrent à leur père , il aborde ce sujet plus particulièrement dans la mythologie du Sud-Ouest.
Mais dans de nombreux contes du Sud-Ouest, le guide est la voix de la Femme Araignée. En effet, il est difficile de tracer une ligne de démarcation nette entre son aide et celle de Petit Vent. Il est, pour ainsi dire, l'un de ses agents ; ou encore, il est l'essence même de sa guidance, concentrée à l'extrême ; comme si le caractère masculin de Petit Vent et le caractère féminin de la Femme Araignée étaient deux aspects d'une même voie, celle du masculin et du féminin. Cette voie se trouve sous les pieds des frères. Tout dans le monde représente l'interaction de ces deux éléments. Dans tous les rites navajos, on trouve du maïs mâle et du maïs femelle, du bâton de prière mâle et du bâton de prière femelle, des plumes mâles et des plumes femelles ; les deux sont omniprésents, ils sont en toute chose. Un chanteur navajo confia à Mlle Oakes qu'on lui avait enseigné que le soleil et la lune étaient à la fois masculins et féminins. Et les frères héros, bien que décrits comme masculins, sont en réalité à la fois masculins et féminins ; ils sont des couleurs masculines et féminines [noir, bleu, jaune, blanc]. C’est une caractéristique marquante de la mythologie du Sud-Ouest : la reconnaissance, en toute chose, de l’interaction égale des deux. On pense au Yang et au Yin chinois. On pense au « Seigneur » et à la « Shakti » hindous. Ce Vide ultime – ou Tout – qui transcende toute opposition, ne peut être ni masculin ni féminin ; il est à la fois l’un et l’autre, ni l’un ni l’autre. Mais dans le domaine de la manifestation, les deux sont également présents. On peut même concevoir la manifestation suprême comme androgyne, à la fois masculine et féminine. Ou bien on peut la scinder en deux, également puissantes, également efficaces ; mais puissantes et efficaces uniquement en coopération, une coopération antagoniste, à l’image d’une variation électrique qui est puissante grâce à l’interaction des pôles positif et négatif (78).
Les héros jumeaux ne reçoivent leurs « flèches, lances et armes de foudre » qu'une fois de retour à leur place : cette charge conjointe du masculin et du féminin, créant la puissance de la foudre, désormais accessible uniquement dans le royaume de la manifestation³. Ils possèdent à présent la puissance masculine/spirituelle et féminine/terrestre, l'électricité de la vie. Bien qu'ils ne soient pas encore rentrés chez eux, car ils ont une mission à accomplir grâce à leurs nouveaux pouvoirs, c'est vers ce centre qu'ils se dirigent.
Les problèmes liés à la combinaison des deux dans la situation superficielle
Maintenant que les épreuves les ont façonnés et imprégnés d'une substance spirituelle, le retour dans leur monde est nécessaire pour achever leur voyage, pour retrouver leur plénitude et pour parachever leur monde en ramenant le Soleil, les prises de conscience et les identités là où elles sont le plus indispensables à un monde incomplet et inanimé. Cependant, un danger immédiat et pressant les guette avant leur retour, symptôme du déséquilibre et de la disharmonie, qu'ils doivent affronter et qu'ils sont désormais capables de combattre. Car l'illusion règne, le Monstre Géant peut exister et se nourrir des peurs et des désirs de cette « perception altérée » dans un monde qui a perdu la notion de la réalité. Le Monstre Géant est incapable de percevoir l'éternité que les héros ont acquise au fil de leurs épreuves ; bien qu'il soit lui aussi un fils du Soleil, il ne se connaît pas lui-même et ne peut percevoir la substance, jamais. Elle est dénuée de sens et d'existence à ses yeux ; seule l'illusion compte, car c'est d'elle qu'il tire sa soif et son pouvoir. Il ne voit que les reflets et les contours des héros, et il cherche à les anéantir, à détruire leur apparence. Il ne perçoit que les apparences, comme son reflet dans un miroir ou la différence entre une poupée inanimée et une poupée. Il les trouve « jolies ». Les héros le trouvent « immense ». Le Monstre Géant ne souhaite pas l'équilibre du monde ; il veut tout le pouvoir et être le seul, dominer, même s'il n'est au fond de lui qu'illusion et rationalisation. Incarnation même de la peur et du désir, il engendre la peur, le désir et le mécontentement. Le Monstre Géant se battra pour l'illusion qu'il est, quel qu'en soit le prix. Ce monstre est l'expression extérieure du déséquilibre qui a germé en lui et qui est désormais manifeste. Tuer ce monstre, c'est anéantir l'idéologie qui permet de réduire la vie à l'inertie et de refuser, par égoïsme, le puissant cercle de la croissance et d'un nouvel état d'être.
Lorsque les héros rentreront chez eux, la boucle sera bouclée. Dans cet accomplissement, les sexes seront égaux dans leurs tâches : celle des héros, le rôle de guide de la Femme Araignée, le lieu d'origine créé de la Femme Changeante, et le lieu qui est leur foyer, embrassant à la fois le ciel et la terre. Le foyer sera une montagne pleinement réalisée – à la fois au sol et dans les hauteurs – donnant naissance à la vie grâce à cette nouvelle compréhension de ce qu'ils ont appris dans la Maison du Soleil et de ce qu'ils apprendront désormais dans la Maison de la Femme Changeante. L'élément féminin a été présent de manière essentielle tout au long de leur parcours, comme point d'origine et comme force directrice. Comme l'écrit Campbell : « Les frères héros ont été mis à rude épreuve, mais, grâce à tous les aspects et agents du principe féminin qui ont œuvré miraculeusement en leur faveur, ils ont survécu » (74). Ceci unit tout à l'univers entier et fait naître une harmonie inédite en toute chose, émanant de ce centre. Non seulement en eux-mêmes, mais aussi dans leur foyer et leur montagne, qui seraient incomplets sans eux et sans le Soleil.
Pour y parvenir, ils doivent apprendre à combattre les illusions. Il est primordial que les héros restent ancrés dans la pleine connaissance d'eux-mêmes en tant qu'éternité (pour laquelle le Soleil leur a donné leurs plumes) lorsqu'ils réintègrent le monde où la dissonance a rompu l'harmonie. En eux, toutes les illusions ont été brisées et ils connaissent leur identité avec le Soleil. Leur ancrage et la direction qu'il prend vont maintenant être mis à l'épreuve comme illusion. Les outils et les instructions qui leur sont donnés, lorsqu'ils quittent le Soleil et arrivent aux Sources Chaudes du Mont Taylor, où vit le Monstre Géant, sont précis quant à la manière d'agir pour mettre fin au pouvoir et à la menace de ce monstre. Ils se trouvent à une source de vie : des eaux jaillissant du sol, sur une montagne sacrée. Ici, ils ne sont pas représentés en noir et bleu, mais en jaune et blanc : masculin et féminin. Chaque montagne sacrée est protégée par un arc-en-ciel. Voilà autant de choses sur lesquelles les héros peuvent compter. Ils reçoivent des foudres qui brisent les illusions et des couteaux de silex pour atteindre le cœur des choses et les planter dans le sol afin de stopper le flux de la force vitale du monstre, son sang qu'il ne faut pas laisser couler (sous l'effet de pensées trompeuses ou de rationalisations supplémentaires). Ils doivent rester centrés (grâce à leurs plumes solaires) lorsque le monstre leur décoche des flèches de foudre, mais ils doivent ensuite s'assurer de ramasser celles qui leur ont été lancées et qui étaient censées se dissiper comme des illusions – car elles sont désormais bien réelles et ils doivent le prouver en dissipant toute tentative de les rendre moins réelles. Considéré comme une guerre spirituelle, il s'agit d'éviter l'illusion, puis de la débusquer pour la neutraliser. Ils doivent attendre que le Soleil brise l'illusion, en parlant toujours avec subtilité. Pour le monstre, il y a un élément immédiat qui doit tout arrêter ; l'esprit héroïque, quant à lui, écoute la puissance et la force de sa voix intérieure. Les flèches décochées visent les peurs et les espoirs, qui, s'ils existent, doivent disparaître. Ils sont limités et infimes comparés à ce qui est . L'esprit héroïque est déjà devenu éternel et connaît le chemin vers le centre. Les héros savent que les chants recèlent force et puissance. Le Soleil est le rappel de la vie éternelle qui se lève chaque jour ; la Lune, la vie changeante, le renouveau, les nuits de transformation, ce qui est nécessaire pour y parvenir. L'héroïsme mène à la connaissance du foyer. Ils agissent alors eux-mêmes, d'abord le Tueur de Monstres, le héros d'action, puis l'Enfant Né de l'Eau, capable d'établir la réalité. Toucher le cœur signifie aussi planter fermement leurs outils, les couteaux de silex, dans le sol, là où ils stopperont le flot de pensées erronées et infondées par des actions concrètes, lesquelles s'élèveront comme de petites montagnes exaltées. Ils doivent détruire le capuchon de silex, cette ferme résolution à l'illusion dans l'esprit du monstre, qui lui sert d'armure, en lui ôtant toute pensée qui puisse croire à la vérité.
Leurs rôles s'accomplissent désormais au sein de cet état d'unité. Bien qu'ils ne soient pas l'essence même de ce rôle, le héros « revient pour accomplir sa mission – qu'il paraisse être le bon ou le mauvais voisin – est le Fils véritable, l'Émissaire. Telle est la vision représentée dans les mythologies de tous les peuples. » Ce qui s'ensuit dépasse de loin ce que les héros auraient pu accomplir seuls. Rester centré est le fondement du combat, car « le héros à la vertu suprême deviendra le véhicule de l'énergie suprême » (55). Rester centré signifie ne pas se laisser absorber par les apparences ou les illusions, par les constructions artificielles ou les résultats planifiés, mais s'en tenir aux outils et aux intuitions qui leur sont donnés pour neutraliser la force du monstre qui cherche à s'en prendre à ces choses – si les peurs et les désirs sont absents, ils ne peuvent être exploités. Ces instructions sont précises afin de les guider et de leur permettre ensuite de connaître la vie dans toute sa réalité : de l'autre côté de cette épreuve.
Le type d'armes et le déroulement du combat révèlent que les héros doivent être tournés vers l'éternité tout en rentrant chez eux, armés à la fois du pouvoir de briser les apparences par leurs actions et prêts à accomplir ce qui permettra à la vie de s'épanouir pleinement. Campbell déclare :
Tout mythe implique une résolution transcendante du jeu de la contradiction, mais le mythe lui-même ne peut révéler que les fondements de la dissonance à résoudre. Il appartient à l'initié de franchir, par sa propre expérience, les limites de l'énoncé antipodal et contradictoire pour atteindre une réalisation unificatrice. Il portera alors en lui, à gauche comme à droite, le foudre et le baume guérisseur, et dans son cœur la connaissance du moment et de la manière de les employer. Il sera alors devenu l'agent compétent du Seigneur du Monde (75).
Dans un monde où le miroir de la vie – l’art – avait lui-même sombré dans l’illusion, masquant la réalité, n’étant plus un vecteur de l’éternel mais le reflet de l’ego, et où la croyance populaire était source de discorde et non d’unité, la centralité était inaccessible et n’avait plus sa place. La nécessité des héros apparaît alors évidente. Les peintures de pollen de cette cérémonie navajo portent en elles le pouvoir des guérisseurs ; elles sont ainsi le fruit de leur connaissance du Soleil et de leurs actions émanant de ce centre. Mais elles n’auraient pu être créées si le guérisseur n’avait pas eu connaissance du Soleil, de sa propre identité et de son rôle dans l’éternel. Ces peintures n’auraient pu être créées ni agir avec puissance à partir d’un centre centré sur le « moi ». C’est aussi pourquoi le Monstre Géant sera abattu : ce déséquilibre de l’ego restreint la conscience, empêchant la vie d’être pleinement connue sur la montagne qui, de son centre puissant, crée l’harmonie permettant la génération de la vie sous toutes ses formes.
Un exemple concret de ce genre de monstre est celui évoqué par Jeff King lorsqu'il relate les légendes. Il compare le Monstre Géant à Hitler (qui était encore vivant lors de ces cérémonies en 1943). Ne voyant pas de vies humaines, mais seulement des apparences et un intérêt personnel, et agissant par pur égoïsme, Hitler a exploité le sentiment que le traité de Versailles était une injustice envers l'Allemagne et a ainsi gagné le soutien populaire. (Les historiens s'accordent à dire que le traité était sévère envers l'Allemagne.) Imputant la dévastation financière de la Première Guerre mondiale aux « autres », même au sein de son propre pays, il est parvenu, par la propagande, à convaincre qu'il ne devait exister qu'une seule race humaine et que tous les autres devaient être exterminés. La Seconde Guerre mondiale a coûté la vie à plus de 55 millions de personnes, mais son objectif, durant ce carnage, était de s'approprier les plus grandes œuvres d'art du monde – des œuvres qu'il ne pouvait pourtant pas réellement « voir » – illustrant la fugacité et la valeur inestimable de la vie. Ce qui est surprenant, c'est que ce guérisseur ait eu conscience de la monstruosité de l'ego qui, à l'époque de ces cérémonies, causait ces ravages dans l'histoire de l'humanité, et qu'il ait également su qu'Hitler ne voyait que des apparences et des illusions, à tout prix.
C’est l’essence même de l’être qui fait toute la différence. Le chanteur navajo Jeff King l’illustre lorsqu’il souligne l’importante différence entre la disposition spirituelle de la Femme Changeante lorsqu’elle conçoit le Tueur de Monstres et l’Enfant Né de l’Eau, et celle de la jeune fille impétueuse qui donne naissance au Monstre Géant. Les monstres sont l’expression même de l’égocentrisme, et c’est de là qu’ils naissent : de l’égocentrisme et de l’impatience des jeunes filles qui ne cherchent qu’à se satisfaire elles-mêmes et, qui plus est, à le dissimuler. « Elles pensent que cela restera à jamais caché et sans conséquence, mais elles se trompent. Car rien ne reste sans conséquence. Le fruit d’une mauvaise attitude… est une mauvaise attitude sept fois plus grande » (87). Le Monstre Géant est le cinquième monstre né, ce qui soulève une question spirituelle : lui aussi est conçu du Soleil « absent », mais la disposition est primordiale. Le moment de la rencontre avec le Soleil est radicalement différent dans « son attitude spirituelle face à cette expérience surnaturelle » (87). La mère du Monstre Géant est décrite comme « impudente » et « rituellement sans protection », ce qui montre son indifférence face aux transformations inhérentes à la métamorphose. Quant à la Femme Changeante, Campbell décrit qu'« à son tour – corps et âme sereins, rituellement préparée à affronter la puissance des cieux resplendissants, chaste comme les bourgeons du printemps et innocente comme le lotus du monde – elle concevrait la lumière sacrée ». Ce mouvement au sein de la mythologie de la Femme Changeante est très similaire à d'autres mythologies du monde qui montrent que l'essence de l'être, dans sa préparation, met en mouvement l' esprit du monde .
Le monde de la vie humaine est désormais le problème… Le champ de la conscience se rétrécit tellement que les grandes lignes de la comédie humaine se perdent dans un enchevêtrement de contradictions. La perspective des hommes s'aplatit, ne comprenant plus que les surfaces tangibles et réfléchissantes de l'existence. La vue sur la profondeur se ferme. La forme significative de l'agonie humaine devient imperceptible. La société sombre dans l'erreur et le désastre. Le petit ego a usurpé le siège du jugement du Soi.
C'est un mythe récurrent, un cri familier dans la voix des prophètes. Le peuple aspire à une figure qui, dans un monde de corps et d'âmes pervertis, incarnera à nouveau les contours de l'image originelle. Ce mythe nous est familier, issu de notre propre tradition. Il se manifeste partout, sous des apparences diverses. Lorsque la figure d'Hérode (symbole extrême de l'ego tyrannique et tenace) a conduit l'humanité au plus profond de son abîme spirituel, les forces occultes du cycle se mettent en branle. Dans un village discret naît la jeune fille qui restera intacte, préservée des erreurs à la mode de sa génération : une miniature, au milieu des hommes, de la femme cosmique, épouse du vent. Son sein, demeurant stérile comme l'abîme primordial, convoque par sa seule disponibilité la puissance originelle qui fertilisa le vide ( Héro 308).
La traduction littérale du nom de Changing Woman est « Une femme qu’elle devient sans cesse » (62). Parce qu’elle est « profondément humaine », elle est « bien plus proche de nous que la Terre Mère, le féminin cosmique ». Selon Campbell,
Elle incarne tout le mystère et le paradoxe de l'éternité s'insinuant dans le réseau du changement. Elle est la transmutatrice, transformant l'intemporalité en temps. Elle est la fluidité de la vie, le flux héraclitéen, le voile du Devenir qui se déchire sans cesse, changeant la lumière blanche de l'Être Immuable en les couleurs du monde vivant (63).
Elle insuffle spirituellement la vie à la vie. Les actes diffèrent considérablement entre le concepteur du Monstre Géant, dont l'ego nourrit la vie, et l'état de transformation de la Femme qui en résulte, aboutissant à une existence radicalement différente.
L'acte de la Femme Changeante ramènerait l'harmonie à la terre plongée dans la discorde par l'abandon, aux temps primordiaux, du chemin de la beauté. Le fruit de ses entrailles, par sa perfection, restaurerait la concorde du monde… Et ses fils guerriers, si imprégnés de l'image de la perfection, seraient dignes de représenter la justice paternelle ; le vol mortel des flèches foudroyantes anéantirait la progéniture hargneuse de l'égoïsme sans engendrer de nouveau désordre. Leurs armes seraient les armes de la loi cosmique ; leurs actes, non pour leur propre gloire, mais pour l'établissement sur terre de la voie de la beauté.
…c’est la voie de la beauté suprême. C’est la pleine harmonie de l’âme rendue visible et accessible à l’intellect (87).
Les symptômes de la dissonance intérieure sont destructeurs et prennent naissance de l'intérieur, rendant impossible toute notion de « place », qu'elle soit intérieure ou extérieure. La place extérieure rayonne de l'intérieur. Les monstres apparaissent pour imposer l'illusion et bloquer la prise de conscience ; au contraire, ils attirent l'individu vers ces illusions, s'emparant de ce que le héros sait être réel. Les espoirs et les craintes du héros proviennent de son enfance, où le paysage lui était inconnu et où il était incapable d'entreprendre le voyage transformateur nécessaire vers la réalité, au-delà du confort rassurant, du sentiment de fiabilité et de l'illusion. Le héros doit connaître sa voix intérieure si bien que les armes du monstre de l'illusion sont impuissantes à l'atteindre, et aussi agir pour dissiper les illusions. Le monstre, parce qu'il n'est pas encore réalisé, apparaît en raison de la « vitalité particulière » que le héros doit acquérir au terme d'un difficile voyage intérieur. Le monstre a perçu l'opportunité chez le héros dès le premier instant où il a pris conscience de son existence. Cette opportunité et cette vitalité appartiennent au héros, mais il doit entreprendre le voyage pour les connaître, comprendre leur nature et leur fonctionnement, afin de revenir transformé. C’est l’une des raisons pour lesquelles Hitler a accumulé l’art, capable d’exprimer l’inexprimable, afin d’obtenir par des moyens plus faciles (au lieu du difficile cheminement intérieur) la capacité et le triomphe que représente l’art – ce qui s’est constamment élevé au-dessus des circonstances pour créer ; afin de revendiquer indûment « la victoire éternelle de l’art sur la condition humaine ». Puis, par vide, par peur et désir démesurés, il cherche à exercer une « surveillance stricte » sur l’esprit héroïque (67) capable de vivre et de créer et, « conscient de [sa] propre fin annoncée, il [s’]oppose immédiatement » à lui. C’est cette force dissonante qui pousse l’héroïsme à se réaliser, puisant dans la force intérieure qui jaillit au plus profond de lui. Elle pousse l’héroïsme vers la transformation, vers le centre de toute chose, vers le centre de l’être et du foyer, qui ne font qu’un. Le surnaturel, lui aussi, exerce une impulsion vers ce centre, vers la plénitude et vers la vie. Le féminin aspire au rééquilibrage car il est la vitalité de l’expression de la vie. Cette transformation permet de percevoir et de comprendre ce qui est vivant, authentique et intangible, incarné au plus profond des héros et qui, alors seulement, peut se manifester dans leurs actes. Elle explique aussi pourquoi les héros ne peuvent avancer que de manière apaisée et réparatrice.
Cela montre aussi comment la dissonance intérieure engendre un désordre extrême à l'extérieur. L'acte héroïque consiste donc, d'abord en harmonie intérieure avec la prise de conscience, à dépasser, dans sa propre vie, les « gardiens du seuil » de la compréhension. Cela implique de comprendre les illusions que l'on se crée soi-même et auxquelles donnent du pouvoir les peurs, les espoirs ou les désirs que l'on conjure, et une fois ces peurs et ces espoirs reconnus, de pouvoir les dépasser par l'action. Dans ce mouvement et cette direction, l'héroïsme est guidé. C'est d'abord intérieurement que le voyage s'entreprend, puis dans sa propre vie. Ces illusions, d'abord au sein de son propre esprit, une fois dépassées, permettent à la réalité (qui s'exprime avec bien plus de subtilité que les peurs et les désirs), par l'écoute, d'établir la voix intérieure de ce qui est essentiel et du chemin à suivre. Ainsi, qualifié comme aucun être humain ne l'aurait été auparavant pour aller au-delà de ce point, comme on le voit, cela se fait par des actes héroïques désormais éternels. Toute exigence personnelle antérieure aurait été stoppée avant d'atteindre ce stade – et n'aurait reçu aucune aide – elle n'aurait jamais pu aller aussi loin. Le processus est celui où « une à une, les résistances se brisent. Il doit mettre de côté son orgueil, sa vertu, sa beauté et sa vie, et s'incliner ou se soumettre à l'absolument intolérable » ( Héro 108). Les « gardiens de la porte » menant à l'état final sont les témoins de l'achèvement de ce processus : nul ne peut être anéanti tant que subsistent l'esprit et le monde naturel. Ces gardiens sont des épreuves permettant d'atteindre le degré maximal de plénitude. C'est ainsi qu'ils sont les « chiens de garde » des dieux. Les monstres terrestres, quant à eux, prouvent leur capacité à agir à partir de cet état désormais réalisé. En réintégrant le corps et en reprenant leur rôle d'être, ces rencontres ont pour effet d'instaurer cette harmonie dans le monde.
Passer de la dualité
Le guérisseur ne se fait pas passer pour un « artiste » de ces peintures de pollen, ni n'invente de symboles pour servir son ego ou ses propres intérêts. Il ne choisit pas un lieu pour lui conférer une signification particulière. Il ne gaspille ni son temps ni son énergie à se faire passer pour un guérisseur par pur orgueil. Il part du point d'origine et raconte la transformation des héros et leur retour à ce centre. Il transmet ce pouvoir par ses paroles. Tout ce qu'il crée émane de ce centre et est puissant, réel et guérisseur. Sa création du lieu est intérieure, et sa montagne est ainsi réelle, à la fois intérieure et extérieure, spirituelle et ancrée dans le sol. Il ne fait qu'un avec elle, elle est son lieu d'être.⁶ Elle est le centre et le point d'origine de la création. Ceci intègre puissamment le spirituel et le surnaturel d'une manière réelle et tangible. La montagne devient alors le véritable nombril du monde, le commencement de la vie, et toute chose y ramène.
Le symbole féminin de l'être véritable, qui possède le pouvoir de « se libérer des ombres et de renaître », à l'instar de la lune, de la nuit, de la création et de toute vie, « que représente ce nombril du monde », est capable de manifester le processus intérieur de cette transformation profonde et connaissable, et de lui donner vie en interaction avec le masculin. Cela se produit dans « l'obscurité de la nuit », au plus profond de l'âme, là où la terre rencontre le ciel, dans le processus créatif intérieur de soi et de la création. S'ensuit alors la volonté héroïque, toujours équilibrée, soutenue par toutes les forces à l'œuvre. C'est une harmonie et une force intérieures qui engendrent, au plus profond du cœur, leur continuité et leur travail vers la vie, mais dont les révélations sont la vie elle-même. Elle protège, guérit et rend possibles les transformations de la vie, elle les accomplit, les rendant ainsi visibles dans la transformation et dans l'héroïsme. Par elle, les choses s'unissent invisiblement. Son cœur aime secrètement un guerrier, cette expression infinie de la vie dans sa plénitude. On peut connaître son amour à ses actes.
En Occident, les symboles ont, à l'inverse, été liés à l'au-delà plutôt qu'à la vie, afin de contrôler le présent et d'éviter le chemin difficile qui consiste à dépasser cette illusion. Il s'agit d'une réduction drastique de tout ce qui est. C'est l'état du héros avant son voyage. Les symboles féminins sont restés figés dans le temps pendant cinq mille ans, incarnant la pureté et la tentation – non pas des aspects féminins, mais des « restrictions de conscience » contrôlées ( Le Héros aux mille et un visages, p. 121) qui empêchent de voir au-delà des apparences humaines et d'accéder au Tout. C'est l'idée que les problèmes « sont la faute d'une personne désagréable » (p. 122). Par crainte, la culture a interdit la transformation du féminin en une vitalité harmonieuse et centrée, capable de donner naissance à une force créatrice qui soutient et construit la vie sur un plan supérieur, imprégné de spiritualité, car cela limiterait, semble-t-il, l'influence de l'ego masculin. Dans cette perspective, le féminin est un obstacle à franchir pour accéder à la vie au-delà de la vie ( p. 122 ). Cela montre également que le héros n'a pas encore accompli le voyage intérieur vers l'illumination et, par conséquent, ne peut vivre pleinement. Il ne reconnaît pas sa propre existence ; il est également incapable de connaître le féminin. L'image masculine, les épreuves de la vie, le chemin vers le père, comme dans le christianisme, sont perçus dans la pensée occidentale comme devant être reportées à plus tard, vécues après la mort, et l'on comprend mal que la réalisation puisse être immédiate. Les images masculine et féminine demeurent en attente des transitions difficiles qui mènent chacune à une vitalité agissante, le féminin guidant vers le Tout, vers une vie puissante. Lorsque des pas vers la transition sont entrepris, comme dans la légende navajo, de part et d'autre, des forces sont là pour agir immédiatement en soutien à ce but. Comme le souligne Campbell, il s'agit d'une initiation tant pour le féminin que pour le masculin ( Déesses 161). La Femme en mutation, à l'instar de Pénélope, a dû se cacher et, pour émerger, elle aussi doit s'unir au Tout.
Ce que tous deux cherchent à faire naître, c'est le centre, le brahman , « la conscience vitale dont nous sommes tous des manifestations » ( Déesses 29). La vie tend vers l'harmonie du tout. C'est le diamant, le lotus, le centre au-delà des gardiens (ces anciennes menaces, ces illusions grandioses et puissantes, ces accents déplacés qu'il fallait d'abord dissiper intérieurement pour les dépasser), mais se recentrant pour revenir à l'être éternel, et elle-même vers l'être dans l'éternité, et le tout, par leurs actions respectives, est déjà en création – en attente et en mouvement – et cela ne peut être autrement – tout est déjà en mouvement et TOUTES les forces y contribuent. Ce mouvement était déjà en marche depuis leur naissance, même des milliers d'années avant, sans que rien ne vienne perturber l'ordre établi. Lorsque les héros, hommes et femmes, sont centrés, les forces énergétiques et motrices peuvent se mouvoir et contribuer à ce nouvel état d'être. Les actes héroïques, la vitalité, mènent alors ce projet à son accomplissement. C'est le mouvement transformateur harmonieusement nécessaire pour atteindre « la chose elle-même » ( Déesses 29).
La Chute dans le Jardin d'Éden plongea l'héroïsme dans la dualité ( Déesses 185), et donc dans l'illusion. Mais le retour révèle non pas l'illusion, mais la transformation, et ainsi l'héroïsme se concrétise en action, tant dans le visible que dans l'invisible, lors de la confrontation avec la nature de toute existence. Tel est le but de la transition : le changement qu'elle engendre et ce qu'elle rend possible désormais dans l'espace et le temps. Quatre mille ans de matriarcat, avec une déesse universelle vivante, ont cédé la place à un périple héroïque de cinq mille ans. Parvenu jusqu'ici après de nombreuses guerres sanglantes et tumultueuses, ce périple se heurte aujourd'hui à la possibilité du retour de l'héroïsme à ce qui fut longtemps caché et réduit au silence. Le rôle du féminin, de l'art et des artistes, et des guérisseurs est de guider vers une croissance et une vie bien plus vastes que ce qui a été perçu. La transformation n'est pas synonyme de mort – bien qu'il faille se confronter à l'éternel – mais vise à guider la croissance et le changement nécessaires : le processus de devenir, la puissance de l'être, puis la capacité créatrice d'être animé par cette vitalité. L'attente du retour constitue également le fondement même de la pensée occidentale. Il n'y a pas d'histoire sans boucler la boucle où la vie et l'éternel triomphent dans l'espace et le temps, au moment de la réalisation. Les efforts tendent toujours vers la vie dans sa plénitude, visible à son avènement. C'est alors que les efforts du féminin, des artistes, des guérisseurs, pour protéger et guider la vie, deviennent perceptibles et se réalisent comme expressions de tout ce qui est. L'important est qu'ils s'accomplissent de cette manière vitale. Ce qui s'est accompli dans le silence et la quiétude est ce qui engendre cet immense changement d'être. Il ne pouvait se réaliser nulle part ailleurs que dans l'intimité. Dans son commentaire, Campbell écrit :
n'est pas chose facile à acquérir ; ne se découvre pas par hasard dans des moments occasionnels de prière silencieuse ou de lecture édifiante ; ne se répand pas pour être consommée en masse dans les lieux publics... Le mystérieux profond de la cellule protéiforme, la lueur germinative qui s'y trouve, le feu qui engendre, préserve et anéantit les existences (88).
Dès lors, pleinement reconnues, les expressions ne se révèlent pas par illusion, mais par des actes forts et substantiels de l'âme qui transforment et engendrent sérénité, force, sagesse, perspicacité profonde et célébration de l'être. C'est la voie et le mouvement vers « la plénitude humaine, qui, depuis des millénaires, est considérée comme le plus grand trésor de l'homme » (88).
Campbell souligne que dans l'univers de l'Iliade , règne un déséquilibre total, marqué par la guerre et la dégradation du féminin – deux usurpations de la vie dans le champ du temps, car l'ego a occulté l'éternel, le rendant contrôlable. Le voyage entrepris dans l' Odyssée , à l'instar de celui de Là où deux reviennent à leur père , est un rééquilibrage du principe féminin ( Déesses 178), le féminin agissant comme « force révélatrice » (179) vers l'âme du monde devenue inconnue. Le masculin entreprend le voyage qui transforme toute sa compréhension de lui-même et de tout ce qui existe, afin de la retrouver. Campbell écrit : « L'effet de l'aventure réussie du héros est le déblocage et la libération du flux de vie dans le corps du monde » ( Héros 40). La Femme en mutation ne peut vivre sans que l'illusion soit dissipée, tout comme Pénélope : l'existence est mort, guerre, pouvoir, peur, désir, dégradation et contrôle. Une fois face à face avec le père, et donc avec toute l'éternité :
…le héros, incarnation de Dieu, est lui-même le nombril du monde, le point ombilical par lequel les énergies de l’éternité se déversent dans le temps. Ainsi, le Nombril du Monde est le symbole de la création continue : le mystère du maintien du monde par ce miracle incessant de vivification qui jaillit de toute chose » ( Héros 41).
Voici son retour à la montagne. Ce qui était invisible – la vie en toute chose – s’incarne ; ce qui était visible se transforme intérieurement pour le rééquilibrage harmonieux nécessaire à la connaissance et à l’expérience de l’existence dans toute sa plénitude. Le féminin est la force révélatrice car il est l’expression du Tout dans l’espace et le temps. Le principe féminin contribue à révéler le brahman , tout comme la Femme Araignée et la Fille du Soleil contribuent à révéler le Soleil, mais tout cela tend également vers la vie : la Femme Changeante en attente. L’une ne peut être connue sans l’autre.
Durant la guerre entre le bien et le mal dans la Kena Upanishad , comme le souligne Campbell, la déesse révèle la nature de l'Atman-Brahman ( Déesses 179). Selon Campbell, ces deux textes, l'Odyssée et la Kena Upanishad, rétablissent l'équilibre du principe féminin, condition essentielle à tout déséquilibre. Ce déséquilibre engendre l'illusion. Maya (ou Uma) guide les dieux vers une connaissance spirituelle qui transcende tout pouvoir. Grâce à cette compréhension éternelle, toute chose peut s'épanouir.
L'histoire prend une nouvelle dimension au retour, celle que la Femme Changeante et Pénélope attendaient avec impatience. La figure féminine se révèle bien plus profonde qu'auparavant.
L’Église établit une distinction très nette entre le culte de Dieu et la vénération de la Vierge. Elle demeure humaine ; pourtant, de par son humanité et sa réalisation sublime, elle représente en réalité un symbole de bodhisattva supérieur au Christ divin lui-même ( Déesses 187).
C’est parce que cela prend vie là où c’est désespérément nécessaire, en ce lieu, à ce moment précis et avec cette prise de conscience, là où tout avait été vaincu auparavant. Le voyage, au cours duquel ils se sont également reconnectés à leur voix intérieure, ne sera pas complet et l’harmonie impossible tant qu’ils ne seront pas retournés à leur foyer, leur point d’origine, le centre physique et la manifestation du centre spirituel : identifiable dans la réunion avec la « Femme en mutation » et leur montagne. Ils ne connaîtront ce « quelque chose qui leur manquait » qu’une fois rentrés chez eux, face à face, bouclant ainsi la boucle, grâce à la rencontre avec le père. Rester auprès du père aurait été déséquilibré, comme l’était leur identité avant leur départ. Tout doit être réuni.
On a beaucoup écrit sur le rôle intérieur et créatif fondamental que joue Pénélope dans l'Odyssée, fournissant, avec Athéna, Hermès et d'autres, la base et la structure de ce poème épique transformateur. Ce rôle central permet de rendre visibles les puissantes forces créatrices, vitales et à l'œuvre, qui resteraient invisibles en temps normal – des forces aussi surnaturelles et intérieures que le sont généralement les images. La métaphore se fige ainsi en fait, car le processus interne est occulté. Le processus de création de Pénélope s'inscrit également dans cette logique d'activité surnaturelle, de par la profondeur du centre d'où il émane et d'où il doit provenir. Ceci met en lumière le fait que l'œuvre créatrice, à l'instar de la grossesse, s'accomplit au plus profond du corps, et ici, de l'esprit. Dans Là où deux vinrent à leur père , la légende de la Femme Changeante est souvent associée à celle du Dieu Parlant, et cette disposition suggère une manière d'appréhender les effets de sa présence, effets qui resteraient insoupçonnés si elle apparaissait uniquement en personne – et était alors perçue à tort comme simplement « féminine ». Ces « deux aspects de l'unique voie masculine et féminine » révèlent à la fois une entité spirituelle présente et une personne incarnée. On peut établir un parallèle avec une œuvre créative qui s'exprime sans la présence de l'artiste. Comme l'a si justement exprimé la Femme-Médecine et Rêveuse Navajo : « L'art n'existe pas. C'est l'esprit. » Rendre l'intériorité perceptible est l'essence même de la transmission des rites et des récits, donner une présence à l'intériorité et la rendre extérieure. Les étapes de la création sont avant tout intérieures, précédées du saut héroïque vers la création. Celle-ci devient alors connaissable à travers l'esprit extérieur qui la sous-tend.
Maison
Ce centre intérieur, ce « lieu de paix », est extérieurement égal au centre, à l’équilibre entre le masculin et le féminin extérieurs, et à la montagne « autour de laquelle s’effectue le mouvement » dans le monde physique. Ainsi, il n’est pas seulement un « lieu de paix », d’abord intérieurement, mais il est aussi connaissable et identifiable sur terre dans leur réintégration avec le féminin. Cela se réalise lors du retour, du retour à la maison. Dans l’ Odyssée , comme le montre Campbell dans deux ouvrages différents, *Where Two Came to Their Father* et *Goddesses *, il s’agit de la combinaison de forces guidant le retour à la réintégration avec le féminin coégal, toutes les forces convergeant vers ce centre profond et vibrant.
Si l'aller était d'une importance capitale, au retour, les quatre directions, les quatre vents, acquièrent une vitalité et une importance immenses. À l'intérieur comme à l'extérieur. Auparavant égocentrique et figé, on est désormais véritablement centré, et les directions qui rayonnent vers l'extérieur prennent une signification profonde. Le Petit Vent, qui en microcosme est « le souffle de vie », est maintenant aussi les « quatre vents des quatre points cardinaux », la « manifestation de ce principe vital » (77). C'est le souffle qui anime le corps et le monde, un océan vital de souffle, en mouvement à l'intérieur comme à l'extérieur, vivant et puissant. Le féminin, le lieu et la terre, tels les deux héros jumeaux, sont centrés et équilibrés au retour.7 Le passage de la disharmonie à cet état d'être puissant, la transition, peut engendrer des changements majeurs, mais elle libère le mouvement de ce qui était figé. Campbell écrit :
L'achèvement du cycle de l'enfance est le retour ou la reconnaissance du héros, lorsque, après une longue période d'obscurité, sa véritable nature se révèle. Cet événement peut engendrer une crise considérable, car il correspond à l'émergence de forces jusque-là exclues de la vie humaine. Les schémas antérieurs se brisent ou se dissolvent ; le désastre se profile. Pourtant, après un moment de chaos apparent, la valeur créatrice de ce nouvel élément se manifeste, et le monde reprend forme dans une gloire insoupçonnée. Ce thème de la crucifixion-résurrection peut être illustré soit par le corps du héros lui-même, soit par ses effets sur le monde ( Héro 329).
Toute action, désormais, est radicalement différente de ce qu'elle était auparavant, et c'est à ce moment de prise de conscience que les guerriers reçoivent leurs armes. Campbell compare cela à ce qui s'agite dans les profondeurs mystérieuses… lorsque les hommes sont prêts à aimer ou à partir en guerre – désormais non guidés par des rationalisations, car « les rationalisations ne sont que des reflets, et il appartient aux monstres de les confondre » (88). L'action jaillira plutôt de ce centre à la fois intérieur et extérieur. Enraciné dans le lieu et imprégné de la totalité, l'initié, au cours de cette cérémonie, se voit offrir une peinture de pollen – à l'aube. Quelle que soit l'action, elle est désormais accomplie avec la compréhension d'un guérisseur à l'âme créative et exaltée, qui connaît son foyer.
Le Talisman
Comme le montre Campbell dans sa représentation du retour de l'héroïsme, se pose le problème du retour au monde ordinaire, peuplé de monstres et d'incrédules, après ce voyage vers l'union, et les défis particuliers qui, dans le domaine humain, semblent presque impossibles à relever pour retrouver ce que l'on a réalisé. Le temps « disparu », caché à la vue, peut être perçu comme un temps de création, de pratique et de connaissance — ce lieu intérieur de l'artiste ou du guérisseur où se réalise et où l'on se donne corps et âme à son œuvre. Dans l'immensité du temps où les héros ont disparu — tandis que les forces féminines et universelles œuvrent sans relâche et que la femme (et les artistes) du temps et de l'espace endurent, protègent et créent « dans leur propre espace » —, il semble que ce qui s'est passé se soit déroulé sur un plan purement profane, dans une pièce où l'on écrit ou pratique le piano, par exemple. Le fait que ce ne soit pas qu'un simple profane est essentiel à la transition vers la lumière du jour et constitue la clé de l'héroïsme — car seul le héros en détient véritablement la clé. Dans les contes populaires, il s'agit d'un talisman, tel un anneau ramené de l'autre côté, témoignant du parcours de l'âme. Chez les Navajos, c'est une peinture de pollen qui atteste la guérison et la transition, et qui ramène la force en condensant la puissance et la vitalité du monde naturel. Mais comment communiquer, en termes simples, à la lumière du jour, ce temps passé au contact de l'océan cosmique, immense et incessant ? Quelle est la clé, le talisman que l'on conservera après avoir « sondé les profondeurs », ou, comme l'écrivait la poétesse Adrienne Rich, « plongé dans l'épave » : « … ce que je suis venue chercher : / l'épave et non l'histoire de l'épave / la chose elle-même et non le mythe / le visage noyé fixant toujours / le soleil… » Il ne s'agit pas de rapporter le récit de la recherche de l'épave, car il en existe des millions d'autres, mais celui de ce que l'on a réellement trouvé. Et comme elle ne peut être exprimée par des mots et ne peut être que créée, elle doit prendre la forme de ce qui est, comme un nouveau-né, « une merveille dont on ignore l’origine ».
Là où les héros se trouvent, c'est dans ce royaume où « le cœur bat depuis longtemps avant même que le cerveau n'invente la raison de son pouls », et où il leur faut désormais s'ancrer dans le temps et l'espace, apparemment dans un monde qui, à ce niveau prosaïque, cherche à consumer et à détruire ce qui a été appris, car il s'agit de la réalisation la plus précieuse, la clé de la vie et de la création. Ce qui s'est réellement produit, même si le temps et l'espace semblent suspendus ou non, apparaissant comme dans le quotidien, c'est la création de quelque chose de nouveau qui va maintenant prendre vie, puisant son origine dans ces profondeurs et, de ce fait, identifiable à l'endroit où l'on a été. L'œuvre est le talisman. Nul besoin de biographie, ou presque, car, comme le montre Campbell, « le héros est le champion du devenir, non des choses qui deviennent, parce qu'il est » ( Hero 243). L'identité ne se limite plus au superficiel.
Il faut d'abord considérer que le lieu visité était un espace cosmique invisible, à l'écart des activités quotidiennes, suspendu hors du temps et de l'espace. Il n'est pas nécessaire de le consigner par une visite physique ni par une absence du quotidien. L'important est que l'héroïque ait exploré cette dimension (217). L'histoire « sur terre » n'a pas besoin d'être racontée, mais il s'agit de rapporter de cet autre royaume un talisman qui atteste de ce qu'est le lieu visité. Cela se fait par la création de quelque chose de nouveau, nourri et vivifié par ce lieu désormais exploré. Ce journal, Livres du Sud-Ouest , par exemple, est le talisman de ces années d'absence passées à lire et à écrire, des années que personne n'a peut-être remarquées. Il s'agit de la création de quelque chose de nouveau, d'une gestation, d'une naissance de soi qui ne dépend pas d'un récit personnel ou d'une biographie. On peut certes documenter mon séjour au Texas et au Nouveau-Mexique, mais en réalité, il n'est perceptible que dans les mots assemblés dans ces articles. Ils rendent compte de ce que j'ai vu lors de cette exploration de l'universel, du tout, de l'immense, du vivant et du bien-être. Et dans ce retour, cette création, cette renaissance, cette vie nouvelle qui prend forme entre mes mains, à tel point que, lorsque je la contemple, je repense aux mots de Leslie Marmon Silko : « Elle est si belle que je ne sais que faire. » Mon cœur était pleinement conscient de l'endroit où je me trouvais à cette époque – cinq ans, quarante-quatre, ou pour l'éternité, peu importe comment on l'exprime. Ce qui est identifiable, en tant que personne et pas seulement dans ces écrits, c'est qu'un nouveau lieu d'origine – hors du champ de la raison – se manifeste et, de ce fait, imprègne tout ce qui est. Le talisman réside dans la création, dans la capacité d'écrire.
Shiloh Richter
7 avril 2015
Montagnes de la Sierra Blanca, Alto, Nouveau-Mexique, berceau de la légende apache de la femme peinte en blanc qui donna naissance à l'Enfant de l'eau et au Tueur d'ennemis
Notes
1. Campbell écrit à propos de la « succession de dépouillements » d'Ulysse alors qu'il descend dans l'abîme dans Déesses : Mystères du divin féminin, Recueil de conférences, p. 163.
2. Campbell cite Job (cité dans *Le Héros aux mille visages* , Job 40:7-14 et poursuivi ici avec les versets 15 à 24) comme exemple de « retour vers le Père », mais il ajoute ici, pour cet essai, la suite des versets qui démontrent le lieu de paix intérieure immédiat, ou « le lieu caché », à la fois à l’intérieur du Béhémoth et à l’extérieur, dans la description du lieu. Ceci est acquis ensuite par la volonté de Dieu. À partir du verset 15, ce lieu est décrit comme le Béhémoth se tenant dans le Jourdain : « Ceins tes reins comme un homme ; je t’interrogerai, et tu me répondras. 8 Oseras-tu me faire mentir ? Oseras-tu me condamner pour te justifier ? 9 As-tu un bras comme celui de Dieu, et peux-tu tonner d’une voix comme la sienne ? 10 Revêts-toi de majesté et de dignité ; revêts-toi de gloire et de splendeur. 11 Déverse les débordements de ta colère, et regarde tous ceux qui sont orgueilleux, et humilie-les. » 12 Regarde tous les orgueilleux et abaisse-les ; foule aux pieds les méchants là où ils se tiennent. 13 Cache-les tous ensemble dans la poussière ; masque leurs visages dans le monde d’en bas. 14 Alors je te reconnaîtrai aussi que ta main droite peut te donner la victoire. 15 « Regarde le Béhémoth, que j’ai créé comme toi ; il broute l’herbe comme un bœuf. 16 Sa force est dans ses reins, et sa puissance dans les muscles de son ventre. 17 Sa queue est raide comme un cèdre ; les tendons de ses cuisses sont entrelacés. 18 Ses os sont des tubes de bronze, ses membres comme des barres de fer. 19 « C’est le premier des grands actes de Dieu ; seul son Créateur peut l’approcher avec l’épée. 20 Car les montagnes lui fournissent de la nourriture, là où gambadent toutes les bêtes sauvages. 21 Il se couche sous les lotus, dans le couvert des roseaux et dans le marais. 22 Les lotus le couvrent d’ombre ; Les saules du wadi l'entourent. 23 Même si le fleuve est tumultueux, il ne craint rien ; il est confiant, même si le Jourdain se précipite contre son embouchure. 24 Peut-on le prendre avec des hameçons ou lui percer le nez avec un piège ? Notes : Job 40:13 Hébreu : le lieu caché ; Job 40:24 Cn : Hébreu : dans ses yeux. Nouvelle version standard révisée (NRSV).
Cette citation correspond également aux chiffres qui épellent « Shiloh » (à l'envers dans 407145), ou à Job 40:7-14, 15 qui est le mot trouvé dans Genèse 49:10 signifiant à la fois le retour et le lieu de paix ou de sécurité.
3. Cité dans « L’art comme révélation » de l’Atlas de la mythologie mondiale, l’ Évangile gnostique selon Thomas : « Ses disciples lui demandèrent : Quand viendra le Royaume ? Jésus répondit : Il ne viendra pas par attente ; on ne dira pas : “Le voici !” ou : “Le voilà !” Car le Royaume du Père est déjà répandu sur la terre, et les hommes ne le voient pas. »
4. Joseph Campbell note dans *Le Héros aux mille visages* (p. 87-88) que « Le foudre ( vajra ) est l'un des symboles majeurs de l'iconographie bouddhiste, signifiant le pouvoir spirituel de la bouddhéité (l'éveil indestructible) qui brise les réalités illusoires du monde. L'Absolu, ou Adi Bouddha, est représenté dans les images du Tibet comme Vajra-Dhara (tibétain : Dorje-Chang ), « Porteur du foudre d'adamant ». Dans les figures qui nous sont parvenues de l'ancienne Mésopotamie (Sumer et Akkad, Babylonie et Assyrie), le foudre, sous la même forme que le vajra , est un élément marquant ; c'est de là que Zeus l'a hérité. Nous savons que chez les peuples primitifs, les guerriers peuvent parler de leurs armes comme de foudres. Sicut in coelo et in terra : le guerrier initié est un agent de la volonté divine ; sa formation ne se limite pas aux compétences manuelles, mais inclut également les compétences spirituelles. La magie (le pouvoir surnaturel du foudre), Outre la force physique et les poisons chimiques, il confère à ses coups l'énergie mortelle. Un maître accompli n'aurait besoin d'aucune arme physique ; le pouvoir de sa parole magique lui suffirait.
Campbell fait également référence à la foudre dans son analyse de la tradition shintoïste du Japon et du retour de la déesse-soleil Amaterasu. « Le majestueux shimenawa l’empêche de disparaître définitivement » (211). Lorsqu’elle est déployée, apparaissent le miroir (le champ de l’image réfléchie, dans le champ de la manifestation), l’épée et l’arbre (l’Axe du Monde). Campbell affirme : « L’épée est le pendant de la foudre » et le shimenawa de paille (qui représente la foudre) symbolise « la grâce du miracle du retour de la lumière [du soleil]… il dénote la rénovation du monde au seuil de ce retour » (213).
5. « Dans la Bible, le silex abonde dans toutes les plaines et vallées du désert des quarante années d'errance. Dans Isaïe 50:7 et Ézéchiel 3:9, les expressions où le mot est employé signifient que le Messie serait ferme et résolu malgré tout le mépris et le dédain qu'il rencontrerait ; qu'il avait pris la résolution de les endurer et qu'il ne reculerait devant aucune souffrance, quelle qu'elle soit, nécessaire à l'accomplissement de la grande œuvre à laquelle il était engagé. » (Comparer Ézéchiel 3:8, 9.) L'expression « comme un silex » est utilisée en référence aux sabots des chevaux (Isaïe 5:28). » Dictionnaire biblique d'Easton, 1897. « Silex ». Dictionnaire biblique d'Easton, 1897. 18 mars 2015. <Dictionary.com http://dictionary.reference.com/browse/flint>.
6. Il s'agit du seul tableau, la planche XII, que Jeff King a refusé de montrer à Maud Oakes jusqu'à ce qu'il cède plus tard.
7. Dans l'Israël antique, « Shiloh » désignait une ville, un lieu sûr ou un « lieu de paix », et faisait également référence au retour mentionné dans Genèse 49:10 : « Le sceptre ne s'éloignera point de Juda, ni le bâton de commandement d'entre ses pieds, jusqu'à ce que vienne celui à qui il appartient, et vers qui les peuples se rassembleront. » (Version du roi Jacques) ou : « Le sceptre ne s'éloignera point de Juda, ni le bâton de commandement d'entre ses pieds, jusqu'à ce que le tribut lui parvienne , et que les peuples lui obéissent. » (Nouvelle version standard révisée, avec notes : « Ou jusqu'à ce que vienne celui à qui il appartient , ou jusqu'à ce qu'il vienne à Shiloh, ou (avec Syr) jusqu'à ce qu'il vienne à celui à qui il appartient. »)
Ouvrages cités
Campbell, Joseph. Déesses : Mystères du divin féminin , édité par Safron Rossi. Fondation Joseph Campbell, Bibliothèque du Nouveau Monde, Novato, Californie, 2013.
Campbell, Joseph. Le héros aux mille visages . New York : MJF, 1949. Imprimé.
King, Jeff, Maud Oakes et Joseph Campbell. *Where the Two Came to Their Father: A Navajo War Ceremonial *. 3e éd. Princeton, NJ : Princeton UP, 1969. Imprimé. Mythos. 1991.

